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Carnets du Japon (IV) : Un art de vivre

 

 

 Un art de vivre

 

 

 

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Au Japon, ceux qui s’aiment ne disent pas « je t’aime » mais « il y a de l’amour ». On ne dit pas « tu me manques » mais « il y a de la tristesse sans ta présence ». Cela peut paraître terriblement "romantique", mais je ne crois pas que ce soit de cela qu’il s’agisse. Le romantisme se caractérise par une forme de sensibilité qui proclame l’expression des sentiments. Or rien n’est plus éloigné de la mentalité japonaise que d'exprimer ses états d’âme. 
 
L’impersonnel de « Il y a de la tristesse sans ta présence » traduit me semble-t-il une forme originale, quasi originelle pour les Japonais, d’être au monde : savoir le monde est un tout et nous nous éprouvons comme une partie de ce tout plus grand que nous. Ici il n'y a pas de découpage entre ce que Levi-Strauss appelle le monde discontinu (celui de tous les jours) et le continu (celui d'origine).
 
Toute la vie quotidienne du Japonais est ritualisée : rituel des relations (formule de salutation, geste de salutation : les hommes s'inclinent, plus ou moins selon certains protocoles, les bras étendus le long du corps, les femmes s'inclinent en joignant les mains au niveau de la taille...) ; rituels du service (présentation des objets les deux mains jointes...) ;
 

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À Hakone
 
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À Osaka
 
rituel des repas (agencement des ingrédients, ordre et présentation des plats...) ; rituel de l'onsen et du bain collectif, appelé hadaka no tsukiai  (communion dans la nudité)  (se laver nu en dehors du bain, assis sur un petit tabouret, se frotter avec la petite serviette prévue à cet effet, se rincer, entrer dans l’eau du bain jusqu'au cou rejoindre les autres la petite serviette sur la tête...) etc.
 
Mais qu’est-ce que participer à un rite sinon s’éprouver à plus grand que soi ? Un tout plus fort, plus exigeant, qui protège de son unité, imprègne de son harmonie et inclut. Ainsi le Japonais vit-il dans le quotidien sa relation aux autres et à son environnement sous cette forme d'inclusion comme un mode d’être dans un monde unifié où chacun est perçu comme une parcelle du même tout. L'autre n'est pas perçu dans son altérité mais comme un même. Cette perception rend le Japonais intimement présent à ce qu'il est et ce qu’il fait — comme on le peut expérimenter quand simplement il vous prend en charge : vous existez pour lui comme si vous étiez unique. 
 
La constante quête de perfection qu’on observe dans tous les aspects de la vie japonaise — perfection des gestes, des compositions, des arrangements... — procède de la même origine. Comme si nous n’étions que le pinceau dans les mains de l’artiste qui confère à son trait netteté (shibui ) et simplicité (sabi ).
 
 
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 Au temple de Kōya-san
 
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Au ryokan de Tanabe
 
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Au ryokan de Hakone
 
 
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Cette netteté et cette simplicité, on la retrouve dans la conception extrêmement codifiée des pièces d’habitation japonaises traditionnelles. Toutes les pièces ont une ouverture sur l'extérieur et le jardin. Les portes coulissantes ou shoji sont tendues de papier de riz translucide avec un cadre en bois. Le sol est recouvert de tatami au nombre de six, huit, dix ou douze selon les dimensions de l’espace. Le tatami, d’un mètre quatre-vingt-deux sur quatre-vingt-onze centimètres (rapport 1:2), sert ainsi de mesure pour indiquer la taille d’une pièce. La disposition des tatami (dans les deux sens : shūgijiki  ou dans le même sens : fushūgijiki ) définit par ailleurs rigoureusement les proportions de l’espace : cela joue comme un nombre d’or. Et de fait, est-ce pour cela ? de même que je suis très sensible à la qualité des volumes d'une pièce, d'une salle, d’une nef… — au Japon je me suis toujours trouvé bien dans ces pièces à tatami  où nous avons logé.
 
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Assis par terre sur un coussin, observant la pièce, celle-ci m'apparaît composée d'une multitude de lignes droites et d'angles droits (bordures noires des tatami, treillis des shoji ) : ces lignes, tracées dans ce cadre épuré, dessinent une perspective, à l'égale de celle qui se découvrait dans les alignements de fûts parfaitement rectilignes des forêts de pins et de cèdres dans les montagnes de la péninsule de Kii . Ici comme là-bas cette perpective produit le phénomène d'harmonie et ouvre à plus grand que soi.  
 
 
Le célèbre écrivain japonais Haruki Murakami fait dire à un de ses personnages dans son puissant roman initiatique Kafka sur le rivage : "— Le plus important pour nous, c'est que chacun se laisse absorber par la vie.  — Se laisser absorber par la vie ? — Par exemple, quand tu es dans la forêt, tu deviens une partie de la forêt, tu ne fais qu'un avec elle : quand tu es sous la pluie, tu deviens cette pluie qui tombe. Quand c'est le matin, tu es le matin. Quand tu es devant moi, tu es une partie de moi. Pour dire les choses simplement." 
 
Ces phrases, que j'ai lues à mon retour de voyage, résonnent en moi : écrites par un Japonais, elles font écho à ce que j'ai perçu de cette manière d'être singulière qui inspire un art de vivre unique, nulle part ailleurs rencontré. 
 
 
 Post-scriptum 
Je note qu'en japonais il n'y a ni masculin ni féminin, ni singulier ni pluriel, et pas de verbe "être"— Qu'est-ce qui est prépondérant, de la conception de vie ou de la langue ? Se nourrissent-elles l'une de l'autre ? Sans doute, si on considère que toute langue est un ensemble d'orientations d'expression qu'une longue tradition a sédimentées dans les esprits et qui guident la parole, la pensée et la sensibilité...
 
 
À suivre


01/05/2017
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