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Vivre dans une société hyperconnectée

 

 

 
J’ai entendu il y a quelque temps à la radio un neurologue et chercheur en neurosciences, Lionel Naccache, qui, s’intéressant au fonctionnement du cerveau (c’est son métier), s’intéressait du même coup au fonctionnement de la société, sur la base d’une analogie. 
 
Une relation d’analogie entre deux objets, pour le rappeler, n’est nullement une relation d’identité. Un cerveau n’est pas une société. Mais la pensée analogique, argumentait Naccache, permet de créer des liens entre des objets mentaux différents en autorisant un processus de création.
 
Comment fonctionne le cerveau ? Un cerveau humain est composé de milliards de neurones qui sont le siège de points de contact physiques (les synapses) avec des milliers de neurones voisins dont ils reçoivent des informations, et à qui ils envoient à leur tour des informations, sous forme de messagers chimiques (les neurotransmetteurs). On peut se représenter ainsi l’activité d'un cerveau vivant comme les déplacements d’innombrables "voyageurs neuronaux".
 
Nos sociétés modernes, de leur côté, s’appréhendent comme de vastes ensembles de réseaux  interindividuels au sein desquelles se situe l’homme, que Naccache qualifie de « réseau-nable » - c’est-à-dire apte à vivre en réseau -, mais dont on se demande sans cesse s’il pourra toujours rester raisonnable… Car la société hyperconnectée présenterait bien des symptômes d’un fonctionnement épileptique.
 
L’épilepsie, en neurologie, se définit comme un mode de fonctionnement caractérisé par un excès soudain de communication entre des régions cérébrales distantes qui deviennent indistinctes les unes des autres. Une crise d’épilepsie correspond à un phénomène d’hypersynchronisation entre plusieurs régions cérébrales. L’information, de riche, différenciée, qu’elle était, passe à un mode pauvre, indifférencié ; la conscience du sujet s’en trouve altérée.
 
Nos sociétés, possiblement épileptiques ? Reconnaissons que le diagnostic fait mouche. Nous le sentons bien : trop d’infos tue l’info - qui finalement ne fait plus sens. Les contenus sur les réseaux sont de plus en plus pauvres, ils défilent à toute allure, perdent leurs singularités ; tout devient standard, répétant à l’infini les mêmes mèmes. Vous voyagez à travers le monde : les chambres d’hôtel, les centres commerciaux, les aéroports internationaux... quels que soient les pays, les continents, il n’y a plus de différenciation. Le symptôme du « voyage immobile » (on a beau se déplacer, pas de dépaysement) rejoint celui de l’hypersimilarité pathologique des lieux cérébraux dans la crise épileptique.
 
Hypersimilarité culturelle aussi qui induit dans notre société la perte de distance critique par rapport à ses propres actions. Ainsi de l’opacité des logiques financières mondialisées qui régentent à l’insu des citoyens leur devenir économique ; ainsi de la main-mise de pouvoirs de l'argent sur les moyens d’information ; ainsi de l'intolérance vis-à-vis de porteurs de projets alternatifs ; ainsi de la quasi absence dans les débats d’intellectuels portant une parole réellement différente etc : tous épisodes qui s’assimilent à une altération de la conscience collective.
 
Ultime illustration en date : Dans la dernière édition [mai 2013] du DSM-V [« Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux », publié sous l’égide de l’Association Américaine de Psychiatrie (APA)], une nouvelle maladie mentale est identifiée, portée à l’attention des psychiatres, appelée « trouble oppositionnel avec provocation » ou TOP. Cette maladie est définie comme un « schéma continu de désobéissance, d’hostilité et de provocation ». Les symptômes incluent la remise en question de l’autorité, la négativité, la défiance et la contradiction.
 
Les choses au moins sont claires. Si la capacité de critique et de contestation est stigmatisée comme une maladie mentale, autant dire que la seule société dont rêvent les psychiatres américains est précisément une société sans conscience, comme le sont les sociétés autoritaires, dont le fonctionnement s’identifie à celui d’une société qu’on peut pour le coup qualifier d’épileptique : l’information est réduite, pauvre, indifférenciée, la conscience des sujets sciemment altérée.
 
Comment traite-t-on l'épilepsie en médecine ? Le neurologue recommande des mesures d'hygiène de vie (éviter des toxiques comme l'alcool, les facteurs de stress importants etc.) et prescrit des médicaments. Ces médicaments correspondent à des molécules qui limitent l'excitabilité neuronale et qui préviennent l'embrasement à l'origine des perturbations de la conscience.
 
Le raisonnement analogique m'inspire les réflexions suivantes concernant le macrocosme social. Une société n'existe pas en soi, elle est faite de ceux qui la composent. Nous ferions bien, en tant qu'acteurs de cette société, de nous plier à quelques mesures d'hygiène de vie, dont le besoin, ces derniers temps, se trouve renforcé : prendre du recul vis-à-vis du flot d'informations qui nous assaillent, s'imposer des pauses, que l'émotion n'empêche pas la réflexion, les cris la part de silence, enfin... toucher "taire".
 
Quant aux dangers liés aux phénomènes d'hypersynchronisations dans la société, on y fera face, non en suivant le diagnostique de l'APA ! mais bien plutôt, à l'inverse du conformisme qu'ils préconisent, en s'employant à favoriser, développer la capacité à prendre un recul distancié sur les actions de la société - bref, à agir en tant que "sujets", responsables, libres et conscients, exerçant leur esprit critique malgré le formatage ambiant.
 
Ainsi du nombre croissant d'initiatives et d'actions à dimension politique originaires d'individus ou de collectifs locaux - tels certains mouvements initiés sur les réseaux sociaux (avec les moyens de la société hyperconnectée !) dépassant les structures institutionnelles, qui permettent de renforcer la conscience sociétale.
 
Seul un degré élevé, revendiqué, un surcroît de conscience critique permettra de prévenir le risque de suivisme, d'adhésion pré-formatée, de conformisme que fait insidieusement encourir une société hyperconnectée.
 
 
Veilleur éphémère du monde
À la lisière de la peur
Lance ta révolte valide
(René Char, En trente trois morceaux)
 
 
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Edvard Munch, Le Cri
 


27/02/2016
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