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Djakarta [Rimbaud]

 

Une nouvelle fois je reprends un post de mon fils Alexandre, envoyé cette fois-ci de Djakarta.

Occasion d'évoquer Rimbaud qui débarqua, comme mercenaire engagé dans l'armée néerlandaise, à Batavia [aujourd'hui Djakarta] le 23 juillet 1876... Voici donc ce post, auquel j'ajouterai un commentaire personnel consacré à Rimbaud : En avant route !

 

 

Nous entendions partout à Bali et Java : "Djakarta est une immense ville sans intérêt, congestionnée, pénible, dangereuse... n'y allez surtout pas !". Et le fait est que quasiment tous les voyageurs prennent une correspondance à l'aéroport sans en sortir, ou, au pire, se transfèrent directement vers la gare afin de repartir illico vers une destination plus accueillante. 
Mais nous sommes des rebelles et nous avons décidé de faire un effort pour aimer Djakarta. Trois jours plus tard, nous pouvons rendre compte.

 

- Sans intérêt ? Les quelques traces de l'époque coloniale hollandaise sont en ruine, à l'exception d'un curieux café surréaliste, Café Batavia. Curieusement la ville "moderne" s'est développée toujours plus au sud, laissant le centre historique (le port, au nord) décrépir à grande vitesse et sortir de la zone "centre ville". Aujourd'hui ce qui pourrait être un vieux centre historique sympathique est littéralement une ensemble de ruines autour de terrains vagues. Nulle trace non plus de notre ami Arthur Rimbaud, qui a bel et bien accosté ici le 23 juillet 1876 à l'occasion de son engagement dans l'armée hollandaise, avant de déserter quelques semaines plus tard

- Congestionnée ? Les routes semblent bloquées à toute heure du jour ou de la nuit par une masse informe de voitures, bus, camions, cyclomoteurs, bajajs (taxis-moto à 3 roues), becaks (taxi vélo à 3 roues), ojeks (taxis-moto)... chaque centimètre carré est occupé ! Même aux standards asiatiques, il faut le dire : le trafic est terrible.
- Pénible ? Je passe sur la chaleur, l'humidité, les inondations 6 mois par an ; après tout ce n'est pas de leur faute ! Le plus ardu pour le visiteur, c'est de se déplacer. 
    1. Il n'y pas de trottoir (j'ai remarqué d'ailleurs en rigolant que trottoir se dit "trotoar" en indonésien, l'importation phonétique d'un mot occidental montrant bien que le concept n'existait pas!). Pour être plus précis, la bande de bitume boueuse qui pourrait servir de trottoir est réservée aux activité suivantes : parking, réparations en tout genre, confection, artisanat, marché, échoppes de restauration, vente de gros, animalerie, etc. Il faut donc se battre (contre un camion...) pour quelques décimètres carrés sur la route. 
    2. Il n'y a pas de passages piétons (et pas de feu respecté). Pour traverser unique solution, attendre qu'un groupe d'Indonésiens s'apprête à traverser et courir très vite avec eux en priant pour que quand même, pour 20 personnes, les conducteurs vont daigner faire un écart d'un mètre. 
    3. Il n'existe pas de plan fiable de la ville (ou alors, il est bien caché). Les Google, Yahoo etc. sont complètement à côté de la plaque. 
    4. Il n'y pas de transport en commun utilisable (à moins j'imagine de parler couramment indonésien ET d'avoir subi un entraînement physique adéquat dans un camp spécialisé -- endurance, course de vitesse, saut vers/depuis un véhicule en mouvement, lutte greco-romaine, respiration en milieu enfumé tabac+CO2 extrême, etc.), en dehors d'un maigre réseau de bus spéciaux TransJakarta. Mais comme de toute façon tu n'as pas de plan (cf. 3) et tu ne sais pas où aller (cf intérêt)... 
    5. La pollution : N°3 dans le monde après Mexico City et Bangkok, d'après l'OMS. Nous pensions être préparés après les vapeurs de souffre d'Ijen... non, c'est encore pire ici. 

 

 Oui, nous avons vraiment essayé dur, et nous ne pensions pas qu'un déplacement de 500 mètres dans une rue pouvait être aussi désespérant. Nous avons fini par abandonner.

Mais on a quand même gagné une chose... le droit de dire à la première personne : Djakarta est une immense ville sans intérêt, congestionnée, pénible et dangereuse. Et si vous non plus vous ne le croyez pas, faites comme nous... allez-y !

 

Commentaire

 

Ce post d'Alexandre m'invite à évoquer le passage de Rimbaud à Batavia [Djakarta]. "Passage" est le terme propre pour parler de Rimbaud. Car toute sa vie Rimbaud a été un passant.

 

Il n'y a pas deux Rimbaud, comme on le pense souvent [Segalen, par exemple, qui écrit un ouvrage "Double Rimbaud"], - le Rimbaud  jeune et flamboyant génie, poète fulgurant, rebelle, "encrapulé", compagnon scandaleux de Verlaine, auteur avant ses vingt ans ! de poèmes  sulfureux, d'Une saison en enfer ["Jadis, si je me souviens bien, ma vie était un festin où s'ouvraient tous les coeurs, où tous les vins coulaient" ...], d'Illuminations ["Ô la face cendrée, l'écusson de crin, les bras de cristal ! le canon sur lequel je dois m'abattre à travers la mêlée des arbres et de l'air léger !"...]... - et le Rimbaud d'après ses vingt ans, l'âge qu'il avait placé sous le signe de l'adagio dans les Illuminations, qui clôt sa "carrière poétique", et ouvre, jusqu'à sa mort, à trente sept ans [l'âge des Raphaël, Le Caravage, Van Gogh...] sa période d'errance, de voyages toujours "ailleurs", à la recherche de "quelque chose", s'épuisant à "trafiquer dans l'inconnu"... 

 

Il n'y a qu'un Rimbaud. C'est le même, qui mène "sa vie tout en avant", comme disait Verlaine : c'est la même impatience, dans les poèmes, dans les voyages ; le même "je sens le roussi, c'est certain" ; la même et toujours urgente quête : "Ah ! remonter la vie !", "Vite ! est-il d'autres vies ?"

 

Que venait faire Rimbaud à Batavia, en 1876 ? Brûlant d'impatience, mais "armé d'une ardente patience", après avoir clôturé sa carrière poétique avec l'écriture de la plupart des Illuminations fin 1874 , Rimbaud, au cours de l'année 1875, apprend l'allemand, l'italien, l'arabe. Février : à Stuttgart. Mars : dernière entrevue avec Verlaine. Passe à Milan, traverse la Toscane. Malade, il est rapatrié à Marseille. En juillet, il est à Paris, où il gagne un peu d'argent comme répétiteur. En octobre, à Charleville, il reprend le piano, auquel il s'était mis fin 1874.  Le 18 décembre, sa soeur Vitalie, qu'il adore, meurt à dix-sept ans. Dès mars 1876, Rimbaud parcourt de nouveau l'Europe. Après Vienne, Bruxelles, Rotterdam, il s'engage, en mai 1876, dans l'armée des Indes néerlandaises, en qualité de "volontaire comme soldat pour six ans à partir de la date d'embarquement" et reçoit en contrepartie une prime de trois cents florins, soit 750 francs-or.

 

Le 10 juin, Rimbaud et les 196 autres volontaires [des Français, des Néerlandais, des Suisses, des Belges, des Allemands...] embarquent sur le vapeur et trois-mâts Prins van Orange pour rejoindre, à Java, les régiments auxquels ils sont affectés. Le Prins van Orange fit escale à Naples le 22 juin, passa le canal de Suez quelques jours plus tard, facilitant, du fait de sa vitesse réduite dans le canal, l'évasion de cinq soldats. Rimbaud n'est pas du nombre. Le navire passa devant Aden et arriva le 19 juillet en vue de Padang, sur la côte orientale de l'île de Sumatra, atteignit Java le 22 juillet et entrait le lendemain en rade de Batavia [Djakarta].

 

Les mercenaires furent débarqués sur des pirogues, puis conduits à la Prinsenstraat [rue des Princes] et rejoignirent la caserne de Batavia. Les soldats furent alors informés de leur affectation. Rimbaud et quatorze de ses compagnons furent incorporés dans la quatrième compagnie du premier bataillon d'infanterie, basé à Salatiga, bataillon "pacificateur" chargé de mâter les révoltes des indigènes. Ils embarquèrent le 30 juillet sur le caboteur Fransen van de Putte qui les déposa deux jours plus tard à Semarang, où ils prirent le train pour Tuntang et, de là, rejoignirent à pied - 48 kilomètres, deux jours de marche - Salatiga. Un des six Français du groupe mourut le lendemain de l'arrivée, dans les premiers jours d'août.

 

Le 15 août, Rimbaud était officiellement porté déserteur ! Après s'être caché une quinzaine de jours, Rimbaud aurait embarqué sous un nom d'emprunt comme matelot sur le Wandering-Chief en partance pour l'Europe... 

 

Ainsi s'achève le premier des grands voyages de ce "passant considérable" [Mallarmé] qui, jusqu'à sa mort, inlassablement mènera sa vie tout en avant. "Rebelle incarné" [Henry Miller], dans son oeuvre, dans sa vie, qui écrivait dans ses Illuminations de façon prémonitoire - comme annonçant l'épisode de sa désertion du régiment "pacificateur" -  ce poème :

 

Démocratie 


"Le drapeau va au paysage immonde, et notre patois étouffe le tambour.

"Aux centres nous alimenterons la plus cynique prostitution. Nous massacrerons les révoltes logiques.

"Aux pays poivrés et détrempés ! - au service des plus monstrueuses exploitations industrielles ou militaires.

"Au revoir ici, n'importe où. Conscrits du bon vouloir, nous aurons la philosophie féroce ; ignorants pour la science, roués pour le confort ; la crevaison pour le monde qui va. C'est la vraie marche. En avant, route !"

 





12/06/2011
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