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Fourier : L'écart absolu

 

Besançon, un lourd dimanche d'été, midi. Le soleil, stupéfié et morne, pèse sur la ville. Grande Rue, numéro 81. Un gros camion de pompiers, rouge étincelant, vient de déployer sa grande échelle. Quelques rares badauds observent. Deux pompiers, dans la nacelle, approchent d'un rebord de fenêtre au deuxième étage. On devine, de dos, leurs gestes méticuleux. Aucune fumée ne sort de la maison, ils ne brisent pas de fenêtre. Ils récupèrent... un chat, égaré, sidéré, qui semble avoir perdu la notion - trop lointaine dans son pedigree - de gouttière.

Un chat est un chat. Un homme est-il un homme ? - Je donne ma langue au chat. Les paumés de la vie, les égarés, les laissés pour compte de notre société ont-ils droit à de tels égards ?

Tournant l'angle de la même maison, côté rue Moncey, anciennement ruelle Baron, je lis une plaque apposée sur la facade :


 Ici est né Charles Fourier
le phalanstérien
1772-1837

 

 

"Phalanstérien" n'est plus un terme trop connu. Le dictionnaire [Quillet] renvoie au "phalanstère de Fourier" :


"Habitant du phalanstère ou partisan du système des phalanstères. V. Fouriérisme.

Fouriérisme. Système philosophique et social de Charles Fourier. - Ce système, qui a fait beaucoup de bruit au commencement du XIXe siècle, consiste en une sorte d'association où chacun apporterait ses capitaux, son travail, son talent, et serait rémunéré suivant son apport sous ces trois formes. Pour Fourier le groupement idéal est celui de la phalange de 1620 personnes. Tous les associés d'une même phalange habiteraient un même édifice appelé phalanstère, où ils trouveraient à leur portée, et suivant leurs ressources, toutes les choses utiles à la vie et les distractions nécessaires. Enfin, et c'est là la partie la plus originale de l'oeuvre, Fourier se flatte de rendre le travail agréable et, par cela même, plus productif, en répartissant les travailleurs en séries, chacun suivant son goût, et en faisant appel à leur amour-propre, à leur désir de se distinguer. - Fourier a aussi élaboré une théorie de l'utilité et de l'utilisation harmonieuse des passions [...]".

Fourier passe pour un utopiste. Ses idées, ses extravagances font sourire les gens sérieux. Et pourtant. Pourtant il ne serait peut-être pas inutile d'aller prendre aujourd'hui un peu d'air d'utopie.

 

Notre société ne va pas bien. Des faits se déroulent sous nos yeux qui relèvent du Grand Scandale. Le clivage entre le [très] petit nombre de riches et la majorité de la population qui se paupérise d'année en année ne cesse de se renforcer. On perd le sens des choses. Une riche héritière [quelle a été sa valeur ajoutée  - à part d'être la fille du fondateur ?] distribue de l'argent à tout vat sans même savoir si elle donne 10 000 euros, ou 100 000, ou 1 million, quelle importance ? C'est son capital. Mais les gens de l'entreprise, comment peuvent-ils considérer en regard leur valeur travail ? Les politiques, dans la foulée, profitent des largesses de la riche héritière. Un seul point 'éthique' à respecter, de leur point de vue : pas vu pas pris. La question n'est pas celle de la réalité - mais de la preuve ou non. La justice est aux ordres. Faut-il s'étonner si le lien social se distend ?

Fourier ne pensait pas mieux de la société de son temps. Demeuré solitaire [bien qu'ayant eu de son vivant quelques  disciples], il s'affirme résolument "à l'écart absolu" parce qu'il applique "le doute actif" : premier acte de résistance. "Il fallait adopter le doute actif et procéder par écart absolu" [Charles Fourier, La Fausse industrie].

André Breton reprendra à Charles Fourier cette expression : L' Écart absolu, pour servir de titre à la XIe Exposition internationale du surréalisme à Paris en 1965. Il en rédige le Générique en donnant la parole à ceux qui ont suivi cette voie oblique de connaissance, depuis Christophe Colomb qui, selon Fourier, "pour arriver à un nouveau monde occidental, adopte le système d'écart absolu ; il s'engage dans un Océan vierge, sans tenir compte des frayeurs de son siècle ; faisons de même, procédons par écart absolu, rien de plus aisé, il suffit d'essayer un mécanisme en contraste avec le nôtre".

Devant les scandales de la société de son temps Fourier s'est insurgé. Il a prôné la "résistance absolue". Mais si la résistance n'est pas portée par une vision d'un monde autre - elle aura tôt fait de verser dans le nihilisme. Ce qui me frappe le plus chez Fourier, c'est sa qualité de visionnaire. Si Fourier est convaincu de pouvoir "transformer le monde" [Karl Marx] et "changer la vie" [Arthur Rimbaud], c'est bien parce que sa pensée/action est nourrie d'une vision.

Visionnaire, il se pose comme le "poète d'un monde fantastique qui relie la terre aux étoiles" [Simone Debout] et comme le plus absolu de tous les créateurs de systèmes sociaux. Fourier a rêvé d'une utopie réalisable : contradiction dans les termes. L'utopie ne s'est pas réalisée - mais a nourri dans la suite  bien des mouvements  de progrès social.

La vision de Fourier s'incarne dans des projets d' architecture nouvelle : le phalanstère. La société dont rêve Fourier se développe sous le règne de l' "Harmonie". Les passions, au nombre de douze, se combinent chez chacun, selon des proportions mathématiques [Fourier est un passionné des séries combinatoires]. L'architecture du phalanstère se compose d'un bâtiment de très grande taille - 1200 m de long - et de jardins. L'espace intérieur est doté  de rue-galeries favorisant les rencontres, d'une cour d'amour, de salles spécialisées [tour-horloge centrale, opéra, ateliers], d'appartements, d'ailes réservées aux activités bruyantes etc.

Le problème pour Fourier est qu'il ne verra pas de son vivant la moindre réalisation. En vain il cherchera des mécènes fortunés. On raconte qu'entre 1825 et 1835 il conviait tous les jeudis d'éventuels mécènes à dîner avec lui pour leur exposer ses projets et les convaincre d'investir. Las, il dîna finalement seul tous ces jeudis pendant dix ans...

Mais le visionnaire se nourrit de son désir. Telle encore cette fulguration : l'irréfragable désir unit le rêve et l'action. Fourier, superbe, écrit : "Les attractions sont proportionnelles aux destinées", c'est-à-dire que notre destin dépend de l'ampleur et de l'intensité de notre désir.

Fourier, "tout debout parmi les grands visionnaires" [André Breton], dressé telle une vigie, indique au présent une direction : s'écarter des dogmes et des systèmes fermés, se maintenir dans une perpétuelle alerte, pratiquer le doute actif, procéder par écart absolu.



Toi qui chemines, il n'y a pas de chemin, le chemin se fait en marchant
[Antonio Machado]


 



23/08/2010
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