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Héraclite et le penser complexe

 
Quelques jours après avoir participé avec un groupe de travail à un exercice pratique de pensée [penser] complexe, dans le cadre d'un processus d'innovation systémique, il m'est venu à l'esprit de croiser cet exercice avec la relecture de certains des Fragments du philosophe grec Héraclite.

Mais un mot tout d'abord de la pensée complexe, ce qu'on entend par là, en quoi elle innove par rapport à la pensée classique dont nous usons généralement, et qui est précisément héritée des philosophes grecs à l'origine de notre tradition occidentale.

La pensée complexe a été formalisée par Edgar Morin. Morin s'est attaché depuis le début de ses travaux à tenter de comprendre la connaissance de la connaissance. Son idée directrice est de promouvoir une méthode de connaissance capable de saisir les problèmes globaux et fondamentaux - à l'encontre d'une connaissance fragmentée selon les disciplines, comme nous la connaissons, rendue incapable d'opérer le lien entre les parties et les totalités. Il s'agit donc, comme dit Morin, "de faire place à un mode de connaissance capable de saisir ses objets dans leurs contextes, leurs complexes, leurs ensembles".

La pensée complexe s'oppose à la pensée usuelle, classique, enseignée en ce qu'elle vise méthodiquement à saisir les relations mutuelles et influences réciproques entre parties et tout dans un monde reconnu complexe, là où la pensée classique fonctionne simplement en isolant les parties du tout - comme fait typiquement Descartes dont la Méthode a modelé nos esprits... cartésiens [et pour cause].

J'emprunte à mon ami Jean-Pierre Bombled, qui enseigne avec art et compétence la complexité [sa compétence en complexité vient de l'exercice de son métier dans les équipes de conception de la fusée Ariane, son art de ses talents pédagogiques], l'illustration suivante, particulièrement suggestive :







Ainsi : à monde simple [monde stable, linéaire, réversible etc.], pensée simple - la pensée usuelle, classique. A monde reconnu complexe [monde en évolution, monde courbe, irréversible (dissipatif) etc.], pensée complexe.

Je note seulement deux caractéristiques de la pensée complexe versus la pensée simple : 1) en pensée complexe le Tout est plus que la somme des parties ; 2) alors qu'en pensée simple, il n'y a rien de nouveau dans le Tout, en pensée complexe, il existe des propriétés au niveau du système, qui n'existent pas au niveau des sous-systèmes : ce qu'on appelle des émergences. Où l'on voit que la prise en compte de la complexification requiert un changement de rationalité, une pensée nouvelle sur le fonctionnement complexe du monde, qui s'attache à ouvrir, relier, tisser ["complexe" vient de cum plexus, tissé les uns avec les autres]

Mais j'en reviens à mon propos. Pourquoi tout cela me fait-il penser à Héraclite, un des premiers philosophes grecs, alors qu'il est acquis que notre pensée classique, "simple", est issue précisément... de notre héritage grec ?

Peut-être justement les choses ne sont-elles pas si simples qu'il est convenu de penser. Peut-être faut-il remettre en cause certaines idées reçues, comme celle-ci : les Grecs sont à l'origine de la rationalité dite scientifique qui a modelé nos modes de connaissance.

C'est vrai de Pythagore [vers 580-500 avt JC, que tout apprenti mathématicien connaît au moins pour son théorème : dans tout triangle rectangle, le carré de l'hypoténuse est égal à la somme des carrés des deux autres côtés...], c'est vrai de Parménide [à la charnière des VIe et Ve siècle, pour autant qu'on le sache], c'est vrai d'Aristote [vers 385-322 avt JC], l'élève surdoué de Platon [428-348 avt JC]... pour ne citer que les plus grands de la lignée.

Pythagore n'a pas fait qu'énoncer un théorème. Sa thèse fondatrice est que toute chose a son nombre, et qui possède la science des nombres détient le secret ultime des choses. Thèse à la base de la pensée scientifique.

Parménide, lui, endosse la paternité de toutes les philosophies dites "de l'être", autant dire du courant majeur des philosophies occidentales. Ce qu'il dit est carré : "L'être est ; le non-être n'est pas". Système binaire s'il en est, qui connaît de beaux jours par les temps qui courent. Ajoutons que pour Parménide, penser est "penser-cela-qui-est-l'être".

Quant au surdoué Aristote, auteur d'une oeuvre encyclopédique magistrale [Organon - catalogue de règles pour le raisonnement -, Physique, Politique, Du  Ciel, De la génération et de la corruption, Des Animaux, Histoire des Animaux, Traité de l'âme, Métaphysique, Ethique à Nicomaque etc.] il allait être, pour la suite des âges, le Philosophe, indéfiniment repris, commenté, toujours dans le même sens, modelant  - à travers le rationalisme - notre mode de connaissance [le mode de connaissance occidental] de type technique.

Cependant ce mode de connaissance relève de la pensée simple : le monde fonctionne simplement. Or le monde ne fonctionne pas simplement, et cela, qui a été occulté dans notre pensée occidentale, Héraclite [vers 570-480], contemporain de Pythagore, antérieur à Parménide, Aristote... le savait. Héraclite, un Ionien comme la plupart des premiers penseurs grecs, dont l'oeuvre n'est connue que sous forme de Fragments [l'équivalent d'une quinzaine de pages], souvent des citations par d'autres auteurs - mais peut-être était-ce la texture de l'ouvrage original : Héraclite procède en effet par aphorismes, courtes sentences, pensées laconiques...

Voici quelques-uns des Fragments d'Héraclite [traduction et commentaires de Marcel Conche], qui donnent à penser qu'au VIe siècle avant JC, rien n'était encore joué du destin ultérieur de la pensée occidentale. Celle-ci s'est développée sur un seul versant, technique, un autre versant était présent, qui a été occulté [cet autre versant resté présent dans la pensée orientale - dont la pensée complexe est précisément proche !]

Fragment 50
Hippolyte, Réfutation de toutes les hérésies, IX, 9, 1 : Il est sage que ceux qui ont écouté  [...] le logos conviennent que tout est un.
Que dit le logos - la raison réelle, immanente à toutes choses, la raison cosmique ? Que tout est un. Ce "tout est un" signifie chez Héraclite l'unité des contraires - ou, si l'on veut, des opposés. Sont une seule et même chose : le visible et l'invisible, le jour et la nuit, le bien et le mal, le droit et le courbe etc. Bref, et en résumé, "tout est composé des contraires", selon Héraclite. Nous sommes loin de "l'être est, le non-être n'est pas " de Parménide !

Fragment 67
Hippolyte, Réfutation de toutes les hérésies, IX, 10, 8 : Le dieu est jour nuit, hiver été, guerre paix, satiété faim...
Le dieu est "jour nuit" et non "jour et nuit" etc. car les contraires ne doivent pas figurer comme dans une énumération. Ce n'est pas en saisissant d'un côté le jour, de l'autre la nuit etc., que l'on saisit le dieu, mais seulement en saisissant l'unité des contraires - les contraires dans leur unité.

Fragment 59
Hippolyte, Réfutation de toutes les hérésies, IX, 10, 4 : Dans la machine à fouler, le chemin [de la vis], droit et courbe, est un et le même.
Le mouvement d'une vis dans son écrou, à la fois rectiligne et curviligne, unit les contraires que sont le droit et le courbe. La vis, en tournant, avance (et étant verticale sur la presse elle "monte"), en avançant, tourne. Chacun des contraires résulte de l'autre.

Fragment 60
Hippolyte, Réfutation de toutes les hérésies, IX, 10, 4 : Le chemin montant descendant : un et le même.
Sur le chemin [odos en grec, d'où vient "méthode"] : celui qui va vers le haut va vers l'opposé du bas, et celui qui va vers le bas va vers l'opposé du haut. Le haut et le bas sont des contraires, et les mouvements qui y mènent des mouvements de sens contraires. Seulement les contraires, tout en s'opposant, sont unis, car chacun se constitue comme opposé à l'autre, et pose l'autre pour s'opposer à lui.

Fragment 17
Clément d'Alexandrie, Stromates, II, 8, 1 : Les nombreux ne pensent pas les choses telles qu'ils les rencontrent ni [...] ne les connaissent, mais il leur semble.
La plupart des gens ne pensent pas les choses telles qu'elles sont, vues pour elles-mêmes, mais selon leur utilité [l'oiseau, par exemple, est du "gibier"], ou selon ce qui gêne, aide ou se présente comme un obstacle etc.
Penser [phronein] est s'arrêter à la chose en soi, ce qu'elle est. Si le penser s'arrête à la chose, c'est pour découvrir que la chose, elle, ne s'arrête pas à elle-même. Elle tient à d'autres choses. Le penser nous ouvre à ce qui est l'Ouvert lui-même, le monde, où tout est relié à tout et partout, puisque l'être est relation.

Fragment ...
Simplicius, Commentaire de la Physique, 887 : Tout s'écoule
Platon et Aristote emploient l'expression panta rhei, "tout s'écoule", pour caractériser l'opinion "des Héraclitéens". De quelle sorte est l'écoulement universel ? Héraclite considère le mouvement - le changement - dans sa nature fondamentale. "Il n'est pas possible d'entrer deux fois dans le même fleuve" [Fr. 91], car le fleuve n'est plus le même. Il n'est même pas possible d'entrer une fois dans "le même" fleuve, car ce qui s'écoule "n'est jamais le même". "Jamais rien n'est, toujours il devient". Le changement fondamental est un devenir-autre, une altération [de alter, autre].
Quelle est la raison profonde de l'écoulement universel, du devenir ? "Tout est engendré par l'opposition des contraires". Il n'y a pas d' "être" gardant une essence stable dans le changement. C'est pourquoi le "ce qui" est trompeur. Le ce qui, l'être, la substance sont illusoires. Il n'y a que des processus.

Voilà qui anticipe, on dirait bien, une manière de penser complexe !



14/03/2010
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