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Propos sur le bonheur

 

 

L'intitulé de ce billet est emprunté au titre d'un recueil du philosophe Alain, mais mon propos est inspiré d'une conférence sur "le bonheur", donnée récemment à Grenoble par le sociologue et économiste Andreu Solé.

Les philosophes parlent du Bonheur, de l'Homme : leur approche est métaphysique. Andreu Solé propose une autre approche : historique et anthropologique. De l'Homme on passe aux hommes...

Les hommes, ce qui les définit, c'est que ce sont des créateurs de mondes. L'histoire humaine est une succession de créations et de disparitions de mondes. Ces mondes sont éphémères : naquirent puis disparurent le monde romain, le monde médiéval, le monde aztèque, le monde soviétique, etc. Aujourd'hui règne le nôtre, qui a conquis la quasi-totalité de l'humanité.

L'animal-homme est caractérisé par une "capacité créatrice de monde". Comme disait Paul Valéry : "Nous sommes des êtres imagineurs". Et comme l'imagination n'est pas contrôlable, cela signifie que l'histoire est toujours ouverte. Comment les mondes naissent-ils et meurent-ils ? Il n'y a aucune loi. La manière dont un monde émerge et dont il disparaît est une singularité historique. Nous ne pouvons pas prévoir quand et comment notre monde quittera la scène de l'histoire et encore moins par quel autre monde il sera remplacé.

Mais qu'est-ce qu'un "monde" ? Un monde - je reprends l'image de Andreu Solé - c'est un "bocal" : on tourne dans un bocal avec d'autres. Quelque chose nous tient ensemble, qui définit notre monde. Ce qui nous tient ensemble c'est :
- Une conception de l'homme (du temps, de la nature, des relations entre humains, de la réalité fondamentale...)
- Une conception du bonheur : la bonne manière de vivre ensemble.

Quel est notre bonheur ? (Comment voir notre bocal ?)  Grâce à la démarche historique, en pratiquant le "détour" - c'est-à-dire en confrontant nos conceptions avec celles d'autres mondes étrangers au nôtre - on peut se penser par différence. 

Chaque monde est une singularité (un bocal). Concrètement, au regard du sociologue, notre bonheur - pour nous, dans notre monde, c'est :

- Vivre en individu 
- Rechercher le bien-être sur terre (satisfaire ses besoins)
- Avoir un travail
- Croire que la réalité fondamentale c'est la réalité économique
- Désir de croissance
- Désir de liberté (individuelle)
- Besoin de chefs (refus de l'égalité)
- Désir de démocratie 
- Le temps : toujours plus de progrès
- La nature : à notre disposition.

Voici donc la version du bonheur - décryptée par le sociologue. Mais ceci amène plusieurs réflexions.

Tout d'abord, ces conceptions, qui tendent à devenir standardisées dans un monde globalisé, n'ont en réalité rien d'universel : il n'y a pas de critères universels, de valeurs communes aux innombrables mondes humains... Chez les Aborigènes par exemple, le travail n'est pas une valeur ; on ne vit pas en tant qu'individu mais en tant que communauté ; le temps n'est pas linéaire ; on n'habite pas un pays mais des chemins etc.

Ensuite, non seulement ce monde-là n'a rien d'universel, mais comme tout monde, il n'a pas l'éternité pour lui : il peut quitter la scène de l'histoire. Il risque bien de la quitter, peut-être plus rapidement qu'on l'imagine - ne serait-ce qu'à cause d'une idée nouvelle : la décroissance

Cette idée agit comme le ver dans le fruit. On parle tous azimuts des fruits espérés de la croissance, hors de la croissance, dit-on, point de salut (comme jadis : Hors de l'Église point de salut) etc. Mais il est des scientifiques pour commencer à en douter : je fais référence ici à un article intitulé  La croissance mondiale va s'arrêter, paru il y a 2 ans dans Le Monde [25/05/2012]. Dans cet interview, le physicien américain Dennis Meadows, un des auteurs du rapport de 1972 The Limits to Growth, tient le propos suivant : "L'idée commune est, aujourd'hui encore, qu'il n'y a pas de limites [à la croissance]. Et lorsque vous démontrez qu'il y en a, on vous répond généralement que ce n'est pas grave parce qu'on s'approchera de cette limite de manière ordonnée et tranquille pour s'arrêter en douceur grâce aux lois du marché. Ce que nous démontrions en 1972, et qui reste valable quarante ans plus tard, est que cela n'est pas possible : le franchissement des limites physiques du système conduit à un effondrement [un processus qui implique ce qu'on appelle une "boucle de rétroaction positive", c'est-à-dire un phénomène qui renforce ce qui le provoque]."

Dennis Meadows ajoute : "Si votre seule politique est fondée sur la croissance, vous ne voulez pas entendre parler de la fin de la croissance. Parce que cela signifie que vous devez inventer quelque chose de nouveau. Les Japonais ont un proverbe intéressant : 'Si votre seul outil est un marteau, tout ressemble à un clou'... Pour les économistes, le seul outil est la croissance, tout ressemble donc à un besoin de croissance."

Il faut pourtant intégrer l'idée de décroissance. Comment se faire à cette idée ? Ce n'est pas qu'une question de compréhension intellectuelle. La connaissance-savoir ne suffit pas. Il faut une prise de conscience : en quelque sorte une co-naissance avec le monde nouveau à inventer. Ce qui implique le vouloir. Vouloir un monde plus simple, moins de consommation, volontairement se sortir de l'emprise du toujours plus, agir dans sa vie individuelle en ligne avec cette nouvelle vision des choses. Le changement de vision implique un changement d'engagement pour être en accord avec soi-même et en phase avec le mouvement du monde - à l'instar de la voie tracée en son temps par un Henry D. Thoreau incitant l'individu à agir en fonction de ce qu'il a perçu comme étant le véritable état des choses.

Ce changement d'engagement dessine les traits d'un autre bonheur.



06/03/2014
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