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La Vie devant soi

 

 
 
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Au hasard des trouvailles, à l’étal des livres à 20 centimes d'euros d'une librairie du boulevard St Michel, j’ai trouvé l’autre jour La Vie devant soi d’Émile Ajar. Bonne occasion de relire ce livre curieux, publié, comme on sait maintenant — mais à l’époque de sa parution, on ne savait pas — par Romain Gary, sous un nom d’emprunt, plus que cela sous le masque d'un personnage inventé. Car l'écrivain Émile Ajar n’existe pas en dehors de Romain Gary — quand bien même il se présentait à la presse sous les traits de son petit-cousin Paul Pavlowitch, qui avait accepté à la demande de Gary de "personnifier" Ajar. Un cas unique dans l’histoire de la littérature.

 

Je rappelle les faits. Nous sommes dans les années soixante-dix. Romain Gary, de son vrai nom Kacew, est un romancier français originaire de Lituanie. Dès ses débuts il donna le sentiment, par jeu ou par une obscure nécessité, de vouloir brouiller les cartes. Il livrait des versions diverses de son identité, faisant varier selon les circonstances son nom (Kacew, de Kacew, Gary de Kacew, Gary), sa date de naissance (8 mai 1914, ou 1915), son lieu de naissance (aux environs de Koursk en Russie, ou Wilno en Pologne, ou Nice), la nationalité de son père (russe, géorgien, tartare, ou mongol), celle de sa mère (juive russe, ou française). Problème d’identité ? Besoin d’emprunter les habits d’un autre ? Il écrira aussi ses livres dans deux langues, l’anglais et le français, toutes deux des langues d’emprunt, pas sa langue maternelle. La seule chose qui ne varie pas, c’est son prénom : Roman, francisé Romain à son arrivée en France à Nice avec sa mère Mina, alors qu'il avait quatorze ans.
 
En 1945, Romain Gary, qui s’était engagé dès juin 1940 auprès du Général de Gaulle et avait combattu en héros dans les forces aériennes de la France libre, publia son premier roman, Éducation européenne, distingué par le prix des Critiques. Poursuivant après la guerre une carrière de diplomate et d'écrivain, Romain Gary fut couronné en 1956 du Goncourt pour Les Racines du ciel. Il publia par la suite nombre d'ouvrages, dont, en 1960, La Promesse de l’aube, un récit "inspiré d'éléments autobiographiques" ainsi que, en 1974, un livre d’entretiens, La nuit sera calme, où il parle en toute liberté de sa vie de « coureur d’aventures », et écrit — ce n’est pas inintéressant pour éclairer l’énigme qu’il représente : « Ne dis pas forcément les choses comme elles se sont passées, mais transforme-les en légendes et trouve le ton de voix qu’il faut pour les raconter ».
 
Non seulement Gary se positionne par rapport à ce qu'il vit comme un conteur qui raconterait le roman de sa vie, se donnant la liberté de revisiter les faits bruts, créer sa propre légende— mais avec l’affaire Ajar il va plus loin. Il ne refait pas l’histoire, il la crée de toutes pièces. Émile Ajar n’est pas qu’un prête-nom, c’est un personnage inventé de toutes pièces, une créature à lui, à qui il donne vie et apparence, sous les traits de l’écrivain fictif personnifié par son petit-cousin Paul Pavlowitch. Émile Ajar obtiendra le prix Goncourt en 1975 pour La Vie devant soi : deuxième prix Goncourt, de fait, pour Romain Gary ! 
 
 
 
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On a souvent parlé de « mystification » à propos de cette affaire Ajar. Pour ma part, je ne vois pas les choses ainsi. Je ne pense pas qu’il s’agisse de canular ou de farce… une farce qui conduit au suicide de Romain Gary en 1980. C’est bien plutôt une tentative désespérée de se trouver, en inventant un autre lui-même, libéré des légendes de sa vie romancée, qui retrouve le chemin de son enfance juive russe — quand il n’était pas encore Gary, le diplomate et écrivain français formaté pour réaliser les rêves de gloire de sa mère.
 
Gary a vécu toute sa vie sous l’emprise de sa mère. Il dit dans La nuit sera calme : « Ma mère, je l’avais en moi. Je suppose que c’est ce qu’on appelle une mère « envahissante », une mère « dominatrice ». J’avais toujours un témoin en moi, je l’ai toujours […] Ma mère était installée dans ses meubles, chez moi à l’intérieur ». C’est sa mère qui décidait « pour » lui, à l’avance, de sa vie entière : « Tu seras un grand écrivain, tu seras ambassadeur de France ». Et lui, devenu écrivain célèbre et Consul Général de France, aura comblé tous les désirs de sa mère, au point de ne plus savoir les distinguer de ses désirs propres. 
 
Jusqu’à ce jour où il invente Ajar, pour dégager la « liberté nécessaire » qu'il lui faut pour se retrouver lui-même. Il invente un autre écrivain qui, dans un style étrange très différent du sien, va raconter dans La Vie devant soi  l'histoire rocambolesque d'un gamin, Momo, "fils de pute" placé dans une pension d'accueil un peu spéciale tenue par Madame Rosa, une maquerelle juive haute en couleurs, dans le quartier de la Goutte d'Or. La relation simple, directe de Madame Rosa avec Momo est à l'opposé de la relation possessive, dominatrice mère-fils telle que la raconte La Promesse de l'aube : Gary tente de se libérer de son histoire. Momo, c'est lui-môme. Ce moi enfoui qui resurgit, c'est celui du petit Kacew, que voulait faire taire sa mère, lui enjoignant de devenir Gary, un grand écrivain français. Avec La Vie devant soi  Gary donne la conviction de s'être enfin retrouvé. 
 
Mais l'affaire Ajar tourne mal. Le petit-cousin, Paul Pavlowitch, qui avait donné son consentement pour jouer le double de Gary, s'émancipe : il prétend être l'auteur de La Vie devant soi sous le nom d'emprunt d'Ajar. La créature échappe à son créateur. Gary est pris à son propre jeu. Il ne peut, ne veut dévoiler la vérité, craignant le scandale, surtout après l'attribution du Goncourt à Ajar pour La Vie devant soi.  L'obligation de devoir sans cesse contrôler la situation le mine. Gary s'accroche de façon désespérée à son secret qu'il ne révèlera, un an après son suicide, que dans son testament littéraire Vie et mort d'Émile Ajar.
 
 Gary avait écrit dans La nuit sera calme : "Gari veut dire "brûle !" en russe, à l'impératif. C'est un ordre auquel je ne me suis jamais dérobé, ni dans mon oeuvre ni dans ma vie". Il ne s'est jamais dérobé à cet ordre, jusqu'à en mourir.
 
 
 
Annexe
Extrait de  Vie et mort d'Émile Ajar, rédigé par Romain Gary en mars 1979 quelques mois avant sa mort
 
" J'étais las de n'être que moi-même. J'étais las de l'image de Romain Gary qu'on m'avait collée sur le dos une fois pour toutes depuis trente ans, depuis la soudaine célébrité qui était venue à un jeune aviateur avec Éducation européenne, lorsque Sartre écrivait dans Les Temps modernes : "Il faut attendre quelques années avant de savoir si Éducation européenne est ou non le meilleur roman sur la Résistance..." Trente ans ! "On m'avait fait une gueule." Peut-être m'y prêtais-je, inconsciemment. C'était plus facile : l'image était toute faite, il n'y avait qu'à prendre place. Cela m'évitait de me livrer. Il y avait surtout la nostalgie de la jeunesse, du début, du premier livre, du recommencement. Recommencer, revivre, être un autre fut la grande tentation de mon existence. Je lisais, au dos de mes bouquins : "... plusieurs vies bien remplies... aviateur, diplomate, écrivain..." Rien, zéro, des brindilles au vent, et le goût de l'absolu aux lèvres. Toutes mes vies officielles, en quelque sorte, répertoriées, étaient doublées, triplées par bien d'autres, plus secrètes, mais le vieux coureur d'aventures que je suis n'a jamais trouvé d'assouvissement dans aucune. La vérité est que j'ai été atteint par la plus vieille tentation protéenne de l'homme : celle de la multiplicité. Une fringale de vie, sous toutes ses formes et dans toutes ses possibilités que chaque saveur goûtée ne faisait que creuser davantage [...]
Dans un tel contexte psychologique, la venue au monde, la courte vie et la mort d'Émile Ajar sont peut-être plus facile à expliquer que je ne l'ai d'abord pensé moi-même.
C'était une nouvelle naissance. Je recommençais. Tout m'était donné encore une fois. J'avais l'illusion parfaite d'une nouvelle création de moi-même par moi-même." 
 


28/01/2017
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