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Sur le Chemin de Stevenson

 

 

Le chemin dit de Stevenson retrace l’itinéraire historique que suivit l’Écossais Robert Louis Stevenson (futur auteur de L’Île au trésor) lorsqu’il se lança, en septembre 1878, dans son voyage de découverte entre Le Monastier-sur-Gazeille, près du Puy-en-Velay, et Saint-Jean-du-Gard, accompagné de son ânesse Modestine. Ce grand voyageur venait en pays cévenol  pour "découvrir un peuple différent, mais qui parlait pourtant en esprit le même langage". En tout cas il s'était lancé à l'aventure : "J’avais cherché l’aventure toute ma vie, écrit-il, une aventure pure et sans passion, comme il en advenait aux voyageurs héroïques des premiers temps ; et se trouver ainsi, au matin, dans un coin perdu et boisé du Gévaudan, désorienté, aussi étranger à ce qui m’entourait que le premier homme abandonné dans les terres, c’était voir, comblée, une partie de mes rêves éveillés " ...
 
 
 
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Quelques jours de pérégrination sac au dos fin septembre sur le chemin de Stevenson ont réactivé en moi les multiples sensations liées à la marche, qui vont du bonheur de mettre un pied devant l’autre simplement mais rudement, obstinément, par delà la fatigue du corps rompu, tendu vers un seul but : faire le chemin, tandis que l’esprit se vide des préoccupations habituelles, devient attentif, réceptif au monde de la nature, perçoit à neuf les couleurs, les sons, les odeurs et quelquefois, sur ce fonds différent, s’imprègne de pensées inhabituelles, qui étonnent parfois, insolites.
 
 
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Je ne sais pourquoi m’est revenue comme un mantra cette phrase de Paul Eluard (je cite de mémoire) : " S'il est un autre monde, il est dans celui-ci". 
 
Ce monde-ci, c’est le monde matériel, ce sont les pierres sur le chemin, les herbes, les plantes, les arbres, les vivants... mais aussi les espaces infinis et l’infiniment petit, c’est aussi le monde de l’esprit, des pensées, que je vois comme une propriété émergente de la matière. Doit-on en rester là ? Le matérialisme contemporain nous y invite, qui nie toute autre dimension que celle émanant de la matière. L’homme devient un " être-jeté " dans l’immensité effrayante du cosmos.  Il séprouve solitaire au sein du vaste monde de la matière.
 
Cependant, parcourant ces terres autrefois christianisées, je me suis remémoré que nos ancêtres reconnaissaient, affirmé dans le credo, représenté de multiples façons dans les sculptures, les peintures, l’existence d’un autre monde, réputé invisible : le monde d’êtres spirituels que la Bible appelle " anges" (de la langue hébraïque mal’ak , qui veut dire " messager " , traduit en grec par angelos, d’où le mot "ange"  en français). Les anges dans cette tradition sont des êtres personnels spirituels, incorporels, n’émanant pas de la matière mais agissant dans le monde. Les représentations qu'en avaient nos ancêtres étaient certes naïves, il leur fallait à ces anges, bien qu'ils n'aient pas de corps, des ailes pour évoquer leur nature éthérée, il leur fallait des robes blanches pour suggérer leur pureté etc., les scolastiques ont bien pu débattre indéfiniment du sexe des anges... tout cela montre-t-il autre chose que les limites de la raison et la difficulté voire l'impossibilité de se représenter avec les moyens de notre sensibilité un monde de nature purement spirituelle qui par essence se situe au-delà du sensible ?
 
 
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Il me plaît quant à moi, sans pouvoir rien conceptualiser, d’imaginer dans ce monde matériel, clos sur ses limites, la possibilité d'une Ouverture à une dimension autre : une brèche, un élan, peut-être un destin à "réaliser" - dans le sens où le taoïsme mystique se réfère à des "personnes réalisées"... 
 
 
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Marchant sur le chemin, j’atteins au cinquième jour la Trappe de Notre-Dame-des-Neiges, isolée à 1100 mètres d’altitude sur les hauts plateaux boisés du Vivarais, où Stevenson fit halte : " J’arrivais maintenant à peu de distance de mon étrange destination, la Trappe de Notre-Dame-des-Neiges. […] L’horizon, vers le sud, se dégageait et, s’enhardissant à chaque pas, la route gagna un bois de pins gris. Je bifurquai à gauche et poursuivis ma route vers cet asile de silence. À peine avais-je fait quelques pas que le vent m’apporta le tintement d’une cloche."  
 
 
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C’est cette même Trappe qui, en 1870, accueillit parmi ses novices Charles de Foucauld, avant qu’il rejoigne la Trappe d’Akbès en Syrie, puis s’installe comme ermite dans le Sahara algérien vivant parmi les Berbères à Tamanrasset, au coeur du Hoggar, où il meurt assassiné le 1er décembre 1916. Le souvenir du Père de Foucauld demeure  très présent au monastère de Notre-Dame-des-Neiges. On y voit entre autres, non pas des reliques, mais des reliquats de son passage : le sac de voyage (portant ses initiales CF), qu’il laissa à son entrée au noviciat, son parapluie, sa longue-vue d'explorateur au Maroc... Mais le passage, plus subtil, de sa "réalisation" n'a laissé de trace visible que sur son visage buriné... 
 
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Je sens comme une communion de destin avec les personnes que le bouddhisme (du terme sanscrit buddha qui signifie " éveillé" ) appelle "éveillées". L’éveil serait-il la concrétisation de l'imprégnation de ce monde-ci par l’autre ?
 
Reprenant le chemin, heurtant les pierres brutes des sentiers, grimpant les déclivités, le sac me parut soudain plus lourd : il pesait pourtant exactement le même poids que les jours précédents : 7,5 kgs. Certes les épaules commençaient à être endolories par la tension des sangles, la fatigue était là, mais je me suis dit qu'au fond, qu'est-ce qui définit le sac ? Son poids, c'est-à-dire une donnée scientifique, quantitative ? Ou ce qu'il est qualitativement pour moi ? ce qu'il m'apporte à moi qui le porte, l'autonomie qu'il me donne, le plaisir que j'en tire à savoir chaque chose à sa place etc ? Mais ici le regard change, il devient autre, on change de monde : du quantitatif (qui définit quasi exclusivement notre société) passer au qualitatif, s'ouvrir à une autre dimension... Peut-être est-ce aussi un bienfait du chemin que nous bousculer mentalement.
 
 


04/10/2016
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