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Thomas d'Aquin, Albert le Grand et Aristote

 

 

Thomas d'Aquin, Albert le Grand

et Aristote

 

 

 

Le jeune Thomas d'Aquin, fils du comte Landolphe, seigneur d'Aquino [petite ville à une trentaine de kilomètres de Naples], prend en 1244, à l'âge de dix-neuf ans, contre la volonté de sa famille, l'habit du nouvel ordre religieux des Frères Prêcheurs [dominicains], qu'il avait rencontrés à l'Université de Naples. Dix-huit mois plus tard, après des tentatives infructueuses de sa famille pour le détourner de son choix, il rejoint Paris. Thomas trouve à Paris - la « très noble cité de toute vie de l'esprit » -, non seulement un milieu : l'Université, centre intellectuel de la Chrétienté, mais dans ce milieu un homme qui d'entrée de jeu le mettra en contact avec la pensée d'Aristote : le maître dominicain Albert de Cologne [Albert le Grand],  auprès de qui il étudiera, à Paris de 1245 à 1248, puis à Cologne de 1248 à 1252, - avant d'être promu lui-même maître en théologie à l'Université de Paris, en 1256.

 

 

Albert le Grand

 

Albert le Grand est né en Souabe à Lauigen  vers 1200 [vers 1206-1207 pour certains ; en 1193 pour d'autres ; ou un peu avant 1200, date la plus probable]. Issu d'une famille de militaires [ex militaribus], le jeune Albert a d'abord étudié à Padoue, puis à Cologne où il est entré chez les Frères Prêcheurs en 1223 [ou en 1227]. Il enseignera en Allemagne à partir de 1233. On le retrouvera maître en théologie à l'Université de Paris, de 1245 à 1248.  Il a Thomas pour élève, à Paris d'abord, puis à Cologne où Thomas le suit de 1248 à 1252. En octobre 1256, Albert rejoindra le pape Alexandre IV à Anagni, pour défendre la cause des Ordres mendiants [dominicains et franciscains] attaqués par Guillaume de St Amour. Il restera auprès de la curie en 1257 et y disputera contre les doctrines d'Averroès. Nommé évêque de Regensburg [Ratisbonne] en juin 1260, il le demeure deux années. Suivront  une série de voyages et de prédications à travers l'Allemagne, jusqu'en 1264. Albert retrouvera ensuite une existence sédentaire, à Würzburg puis à Strasbourg jusqu'en 1270, et enfin à Cologne où il passera les dix dernières années de sa vie, jusqu'à sa mort le 15 novembre 1280, dans un certain détachement.

 

Maître Albert [Magister Albertus : à qui la place Maubert, dans le quartier latin, doit son nom] avait un caractère bien trempé. Travailleur infatigable, il poursuivait un grand  dessein : rendre la science grecque, personnifiée par Aristote, récemment découvert, intelligible à ses contemporains. Ce qui n'était pas sans audace, quand on sait, nous y reviendrons, qu'il était encore interdit officiellement d'enseigner Aristote. Mais tel était l'appétit de savoir d'Albert et ses convictions, qu'il s'attelle avec énergie à une compilation encyclopédique  où il voulait faire entrer tout ce qu'on connaissait de ce que les Grecs, notamment Aristote, avaient laissé. Esprit curieux, il n'hésitait pas à expérimenter lui-même dans le domaine des sciences de la nature, suppléant à certaines lacunes rencontrées dans son travail de compilation.

 

Gilson [La Philosophie au Moyen Age] écrit de lui : « Albert s'est jeté sur tout le savoir gréco-arabe avec le joyeux appétit d'un colosse de bonne humeur, ou généralement tel, sauf lorsque des confrères bien intentionnés lui conseillaient de se modérer dans l'intérêt de la religion. Il y avait du pantagruélisme dans son cas, ou, plutôt, il y aura de l'albertinisme dans l'idéal pantagruélique du savoir ».

 

Tel était le maître auprès duquel le jeune Thomas fera ses classes. Ainsi sera-t-il au contact d'un maître engagé, qui croit en l'autonomie de la raison dans son domaine, et qui rêve de laisser derrière lui un système entier du savoir, où Aristote, tel qu'il l'a reçu, fait figure d'autorité, du moins en physique : « En ce qui touche à la foi, écrit maître Albert, mieux vaut en croire saint Augustin que les philosophes, s'ils se trouvent en désaccord. Mais si l'on parlait médecine, j'en croirais plutôt, quant à moi, Galien et Hippocrate ; et si l'on parle des natures des choses, c'est plutôt Aristote que j'en crois, ou tel autre qui en a l'expérience ».

 

C'est donc à cette école que Thomas va apprendre Aristote. Mais Aristote lu dans quels textes ? Et quel Aristote ?

 

 

Origine des traductions d'Aristote

 

Un débat plus général sur « les racines grecques de l'Europe chrétienne » a été ouvert récemment par Sylvain Gouguenheim dans son livre Aristote au Mont-Saint-Michel [Seuil,  mars 2008]. Ce débat apporte des éléments intéressants pour éclairer notre question.

 

Gouguenheim [G.], dans sa thèse générale, remet en cause l'idée communément reçue selon laquelle l'Occident aurait découvert le savoir grec au Moyen Âge par l'intermédiaire de l'Islam. Ainsi un manuel universitaire :

 

« La science grecque se transmet principalement aux Latins par l'intermédiaire de l'Islam et la plus grande partie de ce retour aux sources s'opère dans l'Espagne redevenue chrétienne grâce à la Reconquistada. C'est là que des clercs de toute l'Europe viennent à partir du XIIe siècle puiser aux sources arabes, et, en les traduisant, contribuent à la redécouverte de la science grecque »

 

ou cette citation d'une publication d'un professeur de civilisation française à l'Université du Caire :

 

« Tout l'Occident dans son ensemble a été édifié sur l'apport indéniable de l'Islam […]. C'est grâce aux penseurs arabes que l'Europe a connu le rationalisme ».

 

G. souligne l'approximation qui consiste à faire du monde islamique un bloc homogène, et à confondre en particulier arabité et islamisme. La langue commune est l'arabe, mais les penseurs sont d'origine et de croyances diverses : musulmans, mais aussi juifs ou chrétiens.

 

D'autre part, la représentation selon laquelle la science grecque aurait été largement adoptée par le monde musulman, avant d'être transmise au monde médiéval, est aussi contestable : à l'intérieur de l'Islam on ne retint souvent de l'héritage grec que ce qui ne venait pas contredire le Coran.

 

De plus, l'hellénisme de l'Islam était un hellénisme tardif, un prolongement de l'Antiquité tardive, marquée par l'engouement pour les philosophes néoplatoniciens, plutôt qu'une redécouverte du classicisme athénien, comme ce sera le cas plus tard en Occident.

 

La thèse générale de G. est que l'Europe a toujours maintenu ses contacts avec le monde grec. Il entend discuter l' « évidence » selon laquelle le monde arabo-musulman aurait joué un rôle déterminant dans la formation de l'identité culturelle de l'Europe - en étant le vecteur de transmission du savoir grec.

 

Il est instructif  pour notre propos de suivre quelques éléments de l'argumentaire de G.

 

Constat de départ : dans l'Antiquité une grande partie des textes de Platon et d'Aristote n'avaient pas été traduits en latin, puisque les Romains lisaient le grec, - ce qui n'était plus le cas des hommes du Moyen Âge. L'Occident avait cependant accès, à travers les versions de Boèce (470/480-525), à une petite partie de l'œuvre de Platon, dont le Timée, et à quelques livres de l'Organon ou Logique d'Aristote, dont les Catégories, De l'interprétation, et les Premiers Analytiques.

 

Vers la fin du XIe siècle, a existé un centre important de culture grecque en contact direct avec le monde latin : Antioche, fréquenté par de nombreux Latins dans le sillage de la première croisade. Plusieurs traducteurs d'œuvres grecques y travaillèrent.

 

Mais un autre centre a joué un rôle déterminant dans la diffusion du savoir grec en Europe : il s'agit de l'abbaye du Mont-Saint-Michel, qui a constitué le foyer actif d'un intense travail de traduction des textes d'Aristote, directement du grec au latin, dès les premières décennies du XIIe siècle, - en un temps où l'on n'avait pas encore entamé, à Tolède, les traductions à partir des versions en arabe.

 

L'homme clé du Mont-Saint-Michel est Jacques de Venise. On ne sait pas grand-chose de lui, sinon que, originaire de la cité des Doges, il résida une partie de sa vie au Mont-Saint-Michel, sans doute à la fin des années 1120, où il vécut longtemps et où il élabora ses traductions. Sa méthode de traduction se caractérise par son caractère littéral et presque rigide. Il écrit dans un latin hellénisé que l'on retrouvera dans ses traductions.

 

On doit à Jacques de Venise la traduction, directement du grec en latin, de l'œuvre physique et métaphysique d'Aristote : les Seconds Analytiques, vers 1128, les traités De l'âme et De la mémoire, une grande partie des Petits Traités d'histoire naturelle, de la Physique vers 1140, des huit livres des Topiques [autre partie de la Logique] et de l'intégralité de la Métaphysique. On lui doit également la première traduction gréco-latine de l'Ethique à Nicomaque.

 

Les enseignements de la chronologie sont décisifs : Jacques de Venise a commencé ses traductions avant 1127, et les a poursuivies jusqu'à sa mort vers 1145-1150 ; Gérard de Crémone n'a réalisé les siennes, à Tolède, qu'après 1165 : il traduit par exemple la Physique en 1187, soit plus de quarante ans après Jacques de Venise.

 

En outre Jacques de Venise ne fut pas le seul à effectuer un travail de traduction des œuvres d'Aristote. La Physique, la Métaphysique, les Seconds Analytiques et les Topiques ont également été traduits du grec au latin par des traducteurs anonymes.

 

Si donc on suit la thèse de G., qui est bien argumentée, il faut se retirer de l'esprit l'idée que les textes d'Aristote n'auraient été accessibles que par la voie arabe. Ils ont été accessibles par l'intermédiaire des commentateurs arabes et juifs, mais aussi et d'abord  grâce aux traductions effectuées du grec au latin au sein de l'abbaye du Mont-Saint-Michel.

 

Il faut ajouter que les traductions de Jacques de Venise ont connu une très grande diffusion. Que l'on en juge : de nombreux écrits universitaires ne nous sont connus que par trois ou quatre manuscrits ; or, pour le texte de la Physique traduit par Jacques de Venise on dénombre environ cent manuscrits dispersés à travers toute l'Europe occidentale [dont 18 conservés à Paris] ; pour la Métaphysique on en dénombre près de quarante [dont 4 à Paris] ; pour les Seconds Analytiques près de trois cents.

 

G. commente : « Il n'est plus possible, à la lecture de ces nombres, d'affirmer que l'Occident n'a pas porté son attention sur la philosophie grecque, ni que les traductions effectuées du grec en latin dès le XIIe siècle aient été un phénomène mineur ».

 

 

Le contexte intellectuel de la découverte d'Aristote

 

Avant de revenir à l'enseignement de Maître Albert, il nous faut préciser le contexte de la découverte d'Aristote dans les milieux universitaires dans la première moitié du XIIe siècle.

 

Les textes d'Aristote, on l'a vu, ont commencé à être diffusés – suscitant une grande curiosité -  dès les années 1130 dans les traductions, du grec au latin, de Jacques de Venise, et à partir des années 1180,  dans les traductions, de l'arabe au latin, de Gérard de Crémone.

 

On disposa ainsi progressivement - outre de l'Organon, des Premiers et Seconds Analytiques - de la Physique, des traités Du ciel et De la génération et de la corruption, ainsi que des Météores, I à III, des traités De l'âme et De la mémoire, de la Métaphysique et de l'Ethique à Nicomaque.

 

Arrivèrent également, par la voie arabe, les textes des commentateurs arabo-musulmans  et juifs [tels Al-Kindi (+873), Alfarabi (+950), Avicenne (979-1037), Averroès (1126-1198)], qui combinaient aristotélisme et néoplatonicime.

 

Le cadre était donné des réflexions qu'allaient mener les théologiens pour tenter de concilier la raison, nouvellement redécouverte avec Aristote, et la foi traditionnelle.

 

Car les divergences ne manquaient pas : par exemple, sur la création du monde [dans la perspective néoplatonicienne d'Avicenne ou d'Averroès le monde, vu comme une émanation descendant éternellement de Dieu, n'avait pas débuté dans le temps], ou le problème de la connaissance [en posant un Intellect agent unique, les commentateurs arabes rendaient problématique la conception chrétienne de la destinée particulière de chaque âme]. Les théologiens s'attelaient donc à ces questions, et à bien d'autres donnant lieu à débats, sous la surveillance des autorités gardiennes de l'orthodoxie.

 

C'est ainsi qu'Alain de Lille (1128-1215), recteur de l'université de Paris, s'inquiétant de préserver la vraie foi de l'hérésie, avait fourni un gros travail de relecture - voire d'adaptation - des textes d'Aristote nouvellement connus, dans le but d'aboutir à l'unité de tous les savoirs sous l'égide de la théologie.

 

David de Dinant (dates incertaines), helléniste qui avait eu accès aux textes d'Aristote,  professant un monisme qui pouvait évoquer un panthéisme pur et simple, s'attira quant à lui la suspicion de la hiérarchie. Et comme on retrouvait dans ses textes l'influence des conceptions aristotéliciennes, la méfiance des autorités à l'endroit d'Aristote commença à poindre, - cependant que l'engouement que suscitait le même Aristote allait croissant dans ce qu'on appelait maintenant l'Universitas, la communauté des maîtres et des étudiants.

 

Mais l'Université en ces temps-là était une corporation cléricale et, comme telle, relevait de la compétence juridique de l'Eglise. Par mesure conservatoire des interdictions ne tardèrent pas à être prononcées.

 

Dès 1210, l'enseignement des livres de philosophie naturelle d'Aristote fut interdit par la papauté, mais non celui de la Métaphysique, - qui subit toutefois le même sort en 1215. En 1228, le pape Grégoire IX prescrit d'expurger l'enseignement théologique de toute référence à la « science mondaine ». Interdiction renouvelée en 1231, étant précisé qu'on pourrait enseigner la Physique d'Aristote lorsqu'elle aurait été soumise à la censure, et expurgée de ses erreurs… 1231 est aussi l'année qui voit, toujours sous l'égide de Grégoire IX, les juridictions ordinaires dessaisies de leur tâche de surveillance, au profit de tribunaux d'exception ayant compétence pour instrumenter partout contre les « hérétiques » : l'Inquisition était née…

 

Tel est l'environnement dans lequel travaille et enseigne maître Albert. Il lui faut dès lors une audace peu commune pour produire, à Paris, de 1240 à 1248,  cinq commentaires des ouvrages de philosophie naturelle d'Aristote, Physique en tête,  traité De l'âme compris. Cet enseignement fit sensation. Remarquable intrépidité, quand on sait que l'interdiction d'enseigner Aristote ne sera levée qu'en 1255 !

 

Quant à cet appétit « pantagruélique » de savoir [Gilson : « Albert s'est jeté sur tout le savoir gréco-arabe avec le joyeux appétit d'un colosse de bonne humeur »], il est dans l'air du temps. Bien que certains restent en marge – saint Bonaventure (1221-1274), par exemple, des Frères Mineurs [franciscains] – d'autres, comme Roger Bacon (vers 1210-1292), Frère Mineur également, de l'Université d'Oxford [très tournée vers les sciences de la nature], cultivent des  ambitions semblables. Esprit pratique, Bacon  imagina quantité d'inventions… - il y avait une préfiguration de Léonard de Vinci en lui. C'étaient ses « merveilleuses machines » : voitures qui se déplacent toutes seules, navires sans rameurs ni voiles, aéronefs, machines de guerre etc.

 

 

L'enseignement de Maître Albert

 

Au cœur de cet afflux de nouveautés, Aristote tient une place décisive.  Il représente la raison, nouvellement redécouverte.

 

Maître Albert croit – jusqu'à braver les interdits - en la possibilité de concilier Aristote et la foi. C'est avec cette conviction forte  qu'il transmet Aristote à son jeune et brillant disciple Thomas.

 

Aristote lu dans quels textes ? Les recherches dont fait état Gouguenheim montrent qu'Albert a utilisé des traductions gréco-latines de la Physique, de la Métaphysique et des Seconds Analytiques. En ce qui concerne les textes de la Physique et des Seconds Analytiques, la technique de traduction et le vocabulaire utilisé permettent de préciser qu'il a eu entre les mains les traductions de Jacques de Venise.

 

Quel Aristote ? Albert est par lui-même assez imprégné du néoplatonisme ambiant qui allait avec la découverte d'Aristote. Quand bien même il utilisait des traductions directes du grec, il n'échappait pas à l'esprit du temps. Les textes d'Aristote arrivaient accompagnés des écrits, largement diffusés, venus du monde arabo-musulman.  

 

Or les musulmans et les Arabes qui se sont intéressés à la philosophie grecque [les falâsifa] ont souvent préféré à l'aristotélisme, plus rationnel, le  néoplatonisme, plus mystique, et dont les références à l'unité créatrice pouvaient s'accorder à leur foi. Car la fasalfa se heurtait à une difficulté immense : l'idée de causalité développée par les grecs ne permettait pas de rendre compte de celle de création, à la base du Coran. Si les idées des néoplatoniciens pouvaient être accommodées, les conceptions métaphysiques d'Aristote ne pouvaient s'accorder avec le contenu de la révélation coranique.

 

C'est ainsi que le monde universitaire qui s'ouvrait aux nouveautés grecques baignait dans une forte ambiance néoplatonicienne. Albert n'y échappa pas. C'est un Aristote néoplatonisé qu'il transmis dans son enseignement. L'âme humaine, par exemple, est selon lui une substance spirituelle et immortelle, comme la voyait Platon, mais a pour fonction d'animer un corps, comme l'enseigne Aristote. En ce qui concerne l'opération de connaissance, Albert enseignait un aristotélisme arabisé, en utilisant la notion d'intellect agent, mais lui superposant une certaine « application de l'Intellect incréé », qui est l'action de Dieu comme source ultime de toute connaissance – ce qui n'est pas sans faire penser à l'illumination augustinienne.

 

 

Thomas d'Aquin

 

D'entrée de jeu  une sorte de connivence s'établit entre maître Albert et son disciple Thomas, qu'il sut distinguer. Thomas a trouvé en Albert son maître à penser. Ce qui, compte tenu de ce que nous savons d'Albert, nous donne de précieuses indications sur l'état d'esprit intellectuel de Thomas.

 

On retrouvera chez Thomas la joyeuse audace caractéristique d'Albert, le goût pour la raison, et l'indéfectible conviction que raison et foi peuvent s'accorder.

 

Devenu lecteur, Thomas sera promu en 1256 – il a 31 ans - maître en théologie à l'Université de Paris, en même temps que Bonaventure, son collègue et ami, qui deviendra ministre général des Frères Mineurs.

 

Le corpus aristotélicien complet vient d'être inscrit, en 1255, après plus de vingt ans d'interdiction, parmi les livres d'enseignement de l'Université.  A partir de quels textes Thomas lit-il Aristote ?

 

Les recherches auxquelles Gouguenheim se réfère font état de l'utilisation par Thomas, comme pour Albert, de traductions gréco-latines de la Physique, de la Métaphysique et des Seconds Analytiques. Il a été montré de plus que Thomas avait eu entre les mains un manuscrit des Seconds Analytiques contenant la traduction de Jacques de Venise.

 

Thomas aura à cœur – et à raison – de retrouver un Aristote originel. Il lui arrivera, dans cette entreprise, de s'opposer à son ancien maître, Albert - cependant que celui-ci, qui lui survivra, n'hésitera pas, faisant montre à son égard d'une grande affection toujours intacte, à se rendre à Paris, en 1277, malgré son grand âge, pour défendre la mémoire et l'œuvre de son disciple, dont certaines thèses ont été condamnées, trois années après sa mort en 1274.

 

C'est donc un Aristote « déplatonisé », si l'on peut dire, que Thomas s'attachera à retrouver dans les textes, prenant en cela ses distances avec l'enseignement qu'il avait reçu de Magister Albertus.

 

Thomas, par exemple, refuse expressément le principe même de l'anthropologie professée par maître Albert, qui ne conçoit l'union de l'âme et du corps que sous le préalable d'une âme consistante en soi. C'est la même chose, pour le corps, d'avoir une âme, que, pour la matière de ce corps, d'être en acte [Commentaire du De anima d'Aristote, liv. II, leç. 1, in fine].

 

Autre exemple, que je développerai un peu plus, concernant l'opération de connaissance, tiré de la Dispute De magistro [Du maître], que Thomas, tout jeune maître en théologie, a tenues devant ses pairs et les étudiants de l'Université de Paris, entre 1256 et 1259.

 

Le sujet de la Dispute tourne autour de l'enseignement. Dès le début [article 1] vient la question : L'homme peut-il enseigner et être appelé maître, ou cela est-il réservé à Dieu seul ? Albert, on l'a vu  - il était en cela de son temps - avait  sur le sujet de la connaissance des conceptions plus inspirées de saint Augustin que d'Aristote. On retrouve ce substrat dans les objections que reprend la Dispute : sur 18 objections présentées, 15 se réfèrent à l'autorité  augustinienne ! La tâche du jeune maître sera rude pour contrer ces positions !

 

Prenant les choses de plus haut – ceci est bien dans sa méthode – Thomas pose d'entrée la question de l'origine des formes sensibles : tiennent-elles leur être d'un agent extérieur, c'est-à-dire d'une substance ou d'une forme séparée [substantia vel forma separata]  comme le pense Avicenne – ou ces formes sont-elles insérées [indita] dans les choses, préexistant en acte dans la matière, d'une manière latente, l'action extérieure n'ayant d'autre rôle que de les amener de l'état caché à l'état manifeste, selon l'opinion d'Anaxagore ?

 

Albert, nourri de platonisme, tenait tout comme les maîtres qui composaient l'auditoire, pour la première opinion. Thomas affirme cependant avec autorité : « Ces deux opinions sont l'une et l'autre dépourvues de raison [absque ratione] ». Car, argumente-t-il, cela revient, dans un cas comme dans l'autre, à nier la causalité propre aux êtres créés ; or il est conforme à l'ordre de l'univers que « la cause première donne aux autres choses, non seulement d'être, mais aussi d'être causes ».

 

Et Thomas de poursuivre : « C'est pourquoi, conformément à l'enseignement d'Aristote, c'est une voie intermédiaire entre ces deux opinions qu'il faut emprunter sur tous les points dont il vient d'être question. En effet, les formes naturelles préexistent sans doute dans la matière, non pas en acte, comme le disaient les partisans de la seconde opinion, mais seulement en puissance, et c'est de là qu'elles passent à l'acte sous l'action d'un agent extrinsèque prochain, et pas seulement sous l'action de la cause première, comme l'affirmaient les partisans de la première opinion ».

 

Concernant l'acquisition de la science, on doit parler, dit Thomas, de la même manière [similiter etiam dicendum est] : « Des germes de sciences préexistent en nous, à savoir ces premières conceptions de l'intellect qui nous sont immédiatement connues, grâce à la lumière de l'intellect agent, par le moyen des espèces abstraites des objets sensibles, soit qu'il s'agisse de principes complexes tels que les axiomes, soit qu'il s'agisse de notions simples telles que la notion d'être, la notion d'un, ou d'autres notions semblables que l'intellect saisit instantanément ».

 

Il faudrait commenter chacun des termes de ce magistral exposé. Notons seulement avec quelle autorité le jeune maître Thomas affirme - à l'encontre de l'enseignement de son ancien maître, en conformité avec Aristote - que l'intellect agent créé est la raison suffisante de la connaissance humaine, toute illumination spéciale divine étant écartée. La reconnaissance de Dieu en tant que cause primordiale de la science n'enlève rien à la causalité propre de la raison : l'homme ne reçoit pas les intelligibles directement de Dieu, mais il reçoit de Dieu une lumière naturelle capable de produire des intelligibles.

 

 

En manière de conclusion

 

Albert de Cologne - appelé « le Grand » de son vivant - a été un immense personnage qui a marqué son siècle.  Zélateur infatigable de la découverte d'Aristote, exprimant l'espérance d'aboutir à l'unité de tous les savoirs, il ne se dégage cependant pas de l'influence d'un platonisme diffus dans lequel il a, comme tout le monde, baigné. L'Aristote qu'il transmet est un Aristote néoplatonisé.

 

Le génie de Thomas, redevable à Albert d'avoir été tôt initié aux écrits aristotéliciens, est d'avoir su retrouver, par intuition ou empathie, le chemin d'un Aristote épuré, sur la base duquel il a fondé son système de pensée.

                                                                                                       

 

 

 

 

 



20/04/2009
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