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Tocqueville/Millet/Prévert

 

 

L’occasion m’a été donnée cet été, en randonnée dans le Nord Cotentin, de visiter trois demeures peu éloignées l’une de l'autre. La première est celle d’Alexis de Tocqueville, à Tocqueville près de Barfleur : c’est un château, qui a belle allure, et appartient encore à la famille de Tocqueville ; la deuxième est la maison du peintre Jean-François Millet, à Gruchy, près de Gréville : maison paysanne dans un village au bord de la falaise qui domine la mer, devenue musée ; la troisième est celle qu’acquit le poète Jacques Prévert à la fin de sa vie à Omonville-la-Petite, à la pointe de la Hague, où il s’exprimait de plus en plus par ses collages, comme il avait fait par ses poèmes.
 
L’idée m’est venue de pratiquer une sorte de collage à la Prévert en rapprochant ces trois visites. 
 
 
 
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Une rencontre arrangée avec la régisseuse du château de Tocqueville nous a permis de visiter quelques pièces dans le château, dont le cabinet de travail d’Alexis de Tocqueville, pratiquement conservé en l’état, avec sa bibliothèque et son bureau, où il rédigea De la Démocratie en Amérique, au retour de son voyage d’enquête sur la société américaine.
 
À voir le château où ses parents ont vécu des épisodes terrifiants à la Révolution (menacés d’être guillotinés, son père en une nuit se retrouva avec des cheveux tout blancs, sa mère garda toute sa vie des séquelles nerveuses de ce traumatisme) — château qu’il a réinvesti à son retour d’Amérique, on pourrait sans hésiter classer Tocqueville du côté des aristocrates ; et pourtant tel n’est-il pas. À sa manière, Alexis de Tocqueville a pris ses distances avec sa famille et vis-à-vis de sa classe sociale : dans ses choix personnels (le choix en particulier de sa femme, une anglaise sans fortune ni de son milieu social, mariage désapprouvé par sa famille), mais aussi dans ses écrits.
 
La Démocratie part d’une idée mère, autour de laquelle tout s’organise : le surgissement de la démocratie est le résultat d’un processus inéluctable, enclenché depuis sept siècles. Mais cette idée n’est absolument pas partagée dans le milieu de Tocqueville, qui appartient à la vieille aristocratie légitimiste, dont l’idéologie demeure fortement marquée par la pensée des contre-révolutionnaires.
 
Dans l’introduction de la Démocratie Tocqueville écrit, à l’adresse implicite des siens :
 
«  Il faut une science politique nouvelle à un monde tout nouveau.
Mais c’est à quoi nous ne songeons guère : placés au milieu d’un fleuve rapide, nous fixons obstinément les yeux vers quelques débris qu’on aperçoit encore sur le rivage, tandis que le courant nous entraîne et nous pousse à reculons vers des abîmes.  […]
Jamais les chefs de l’État n’ont pensé à rien préparer d’avance pour elle [la révolution sociale] ; elle s’est faite malgré eux ou à leur insu. Les classes les plus puissantes, les plus intelligentes et les plus morales de la nation n’ont point cherché à s’emparer d’elle, afin de la diriger. La démocratie a donc été abandonnée à ses instincts les plus sauvages : elle a grandi comme ces enfants, privés des soins paternels, qui s’élèvent d’eux-mêmes dans les rues de nos villes, et qui ne connaissent de la société que ses vices et ses misères. On semblait encore ignorer son existence, quand elle s’est emparée à l’improviste du pouvoir. Chacun alors s’est soumis avec servilité à ses moindres désirs ; on l’a adorée comme l’image de la force ; quand ensuite elle se fut affaiblie par ses propres excès, les législateurs conçurent le projet imprudent de la détruire au lieu de chercher à l’instruire et à la corriger, et sans vouloir lui apprendre à gouverner, ils ne songèrent qu’à la repousser du gouvernement."
 
Ainsi Tocqueville apparaît-il dans son milieu, du fait de ses idées et aussi de ses choix, comme un déviant - voire un traître à sa caste. Mais cette liberté, il l’assume, à l’image de cette liberté qu’a défendue, et incarnée dans sa vie, le grand Malesherbes (Chrétien Guillaume de Lamoignon de Malesherbes — 1721-1794), son arrière-grand-père, auquel il voue une grande admiration, dont il reconnaîtra « avoir toujours cherché à être digne de lui ».
 
Esprit libre, Tocqueville est resté attaché à sa demeure, à la demeure de ses aïeux, mais il y habite autrement. 
 
 
 
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Jean-François Millet a quitté sa famille paysanne et sa maison, à dix-huit ans, pour suivre sa voie, bénéficiant d’une bourse pour les Beaux-Arts — mais sa maison ne l’a pas quitté.
 
Peintre reconnu, installé à Barbizon, les scènes paysannes constitueront le sujet principal de ses compositions, telles, par exemple, Le Vanneur, Le Repos des Faneurs, Le Repas des moissonneurs, Le Semeur, Les Glaneuses ou le très célèbre Angélus. Ces sujets pouvaient paraître, ou auraient pu paraître "bucoliques",  mais la critique conservatrice de l’époque s’est plutôt inquiétée de cette irruption des hommes de la terre dans le champ de la représentation, rejetant certaines de ces oeuvres, qualifiées de "socialistes", au titre qu’elles dérangeaient le public.
 
On criera même au blasphème avec La Naissance du veau : les paysans de Millet ne portent-ils pas le veau nouveau-né sur son brancard comme on porterait en procession le Saint-Sacrement ? Polémique qui donne à Millet l’occasion de cette magnifique réponse : "A poids égal, qu'ils portent l'arche sainte ou un veau, un lingot d'or ou un caillou, ils donneront juste le même résultat d'expression. Et quand même ces hommes seraient les plus pénétrés d'admiration pour ce qu'ils portent, la loi du poids les domine, et leur expression ne peut marquer autre chose que ce poids... Et voilà, toute trouvée et toute simple, la cause de cette tant reprochée solennité ».
 
Tout Millet se révèle dans cette répartie. Ses sujets, Millet les peint avec toujours les souvenirs réactivés de la vie paysanne qu’il a connu dans son enfance et son adolescence. Ce qui a fait dire à Van Gogh (qui s’est inspiré des compositions de Millet) : « Ses paysans sont peints avec la glèbe qui colle à leurs sabots ». Le poids qu’ils portent, c’est celui de leur dure existence. Ce à quoi s’attache en vérité Millet, et c’est en cela qu’il nous touche, c’est à l'humanité des paysans qu’il peint, se remémorant ses scènes d’enfance dans la maison de Gruchy.
 
Pour quoi j’ai écrit plus haut : il a quitté sa maison, mais sa maison ne l’a pas quitté.
 
 
 
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 La pièce la plus remarquable de la maison du bout du monde de Jacques Prévert, c’est la grande salle à l’étage, sous les toits, qui lui servit d’atelier pour s’adonner à son occupation préférée des dernières années, la création de collages. Tout le monde connaît, bien sûr, Prévert comme poète libertaire, irrespectueux du bien-penser, l’auteur, par exemple, du Pater Noster :
 
Notre Père qui êtes aux cieux
Restez-y
Et nous nous resterons sur la terre
Qui est quelquefois si jolie
Avec ses mystères de New York
Et puis ses mystères de Paris
[…]
 
Ses collages sont un prolongement direct de son écriture, inspirés de la tradition surréaliste et d’une grande liberté formelle. « Jacques s’exprime de plus en plus par les collages, comme il a fait par les poèmes. Mais je pense que ces collages, au fond, sont des poèmes », a dit son éditeur, René Bertelé. « Et d’autre part, il se rend compte maintenant que certains de ses poèmes sont en quelque sorte des collages de mots, si on veut. »  Les thèmes abordés sont souvent les mêmes que dans ses oeuvres écrites : satire de la société, rejet des institutions, défense des exploités, des pauvres, des démunis.
 
En quoi il rejoint par certain côté, dans le parti-pris des déshérités, Millet — mais l'intention est différente. L’intention de Prévert est subversive, il s’en prend à la société et à ses injustices ; par ses collages, il recrée une nouvelle réalité faisant perdre leur signification aux images pour leur en donner une autre toute contraire ; en ce sens, il rejoint les surréalistes. Millet s'attache au contraire à la réalité (non point au réalisme, qui n’est que la représentation de la réalité matérielle brute) : en magnifiant l'humanité de ses paysans, il nous donne à voir la réalité dans sa dimension complète, qui est spirituelle ; en ce sens, il est spiritualiste.
 
 
Tocqueville, Millet, Prévert : trois destins bien différents, mais la même liberté d’esprit —Tocqueville vis-à-vis de sa classe sociale, Millet de la critique conservatrice de son époque, Prévert de la société. 
 


19/08/2017
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