Un Contre-salon des vieilles et des vieux
Tout le monde se souvient du sketch de Raymond Devos "S'arrêter de vieillir" :
"C'est en arrivant ici, il y a un monsieur que je connais depuis longtemps, il me dit : — Dites donc, vous ne vieillissez pas ! — Non, parce que j'ai arrêté ! Complètement ! Du jour au lendemain j'ai arrêté de vieillir ! Parce qu'il n'y a pas que le tabac qui soit nocif. Vieillir aussi n'est pas bon pour la santé ! Un matin je me suis réveillé, j'avais vieilli de dix ans ! Hop ! vingt ans ! C'est dur de rester jeune, c'est dur. Je ne vous cache pas qu'il y a des moments, quand personne ne m'observe, j'ai envie de prendre un petit coup de vieux ! Mais je m'abstiens, je m'abstiens. Je ne voudrais pas finir comme mon voisin. Lui il pouvait pas s'empêcher de vieillir. Eh bien, il en est mort !"
Se passer l'envie de prendre un petit coup de vieux ? Eh bien ! il m'a suffit de me rendre au "Contre-salon des vieilles et des vieux" qui se tenait le week-end dernier à Paris, dans la Halle des Blancs-Manteaux.
Trois jours de rencontres, ateliers, conférences etc. organisés par le "Conseil National autoproclamé de la Vieillesse" (le CNaV, à ne pas confondre avec la Cnav, la "Caisse nationale d'assurance vieillesse" !), qui a accueilli environ 2000 personnes, plutôt vieilles ou très vieilles, avec l'idée de partager, d'échanger, autour de thèmes liés au vieillissement, et dialoguer dans une belle ambiance, joyeuse et ouverte — dans le but de faire remonter cette parole des vieux sur ce qu'ils vivent, leur expérience, ce qu'ils souhaitent, auprès des instances publiques, et en lieu et place de tout ce que la société marchande raconte sur les seniors pour capter leur marché. Vaste programme, et grandes aspirations d'air frais, comme on éprouve parfois en montagne.
Faute de pouvoir rendre compte de la richesse et de la variété des ateliers proposés (une quinzaine au total, archi-pleins) sur des thèmes comme l'habitat (habitat partagé, habitat alternatif, inter-générationnel...), l'expérience de vieillir, la vie affective, l'accès à la culture, la fin de vie etc. — de la richesse et la variété aussi de collectifs et associations (une vingtaine, au nom parfois suggestif comme 'C'est pas demain la vieille', 'les potes âgé.es de Rosa Bonheur', 'Or gris', 'Old'Up'...) tenant des stands, — je m'en tiens à quelques impressions ou moments forts, comme cette "conversation" (en présence de 300 personnes !) de l'écrivaine et prix Nobel de littérature Annie Ernaux et l'historienne Michelle Perrot, avec la journaliste Laure Adler.
Où l'on retrouve une Annie Ernaux (83 ans), sans apprêt, toujours aussi directe ("Vieillir ? C'est une histoire de corps, et ça m'ennuie...") et combative dans ses propos, convaincue que l'on peut "penser la vieillesse autrement" et la réussir ("Un matin, je me suis réveillée et je me suis dit : je vais réussir ma vieillesse") — mais, dit-elle, on ne peut pas séparer notre façon de vieillir de la société : vieillir maintenant, ce n'est pas vieillir comme il y a 100 ans, ou 30 ans... Échanges soutenus avec l'historienne Michelle Perrot sur les inégalités sociales de la vieillesse, qui touchent plus les femmes que les hommes, la place du féminisme dans la vieillesse, la nécessité de changer l'image des vieux dans la société etc. — avec ces mots de Ernaux : "La virilité ça ne va pas avec la vieillesse, tandis que la féminité ça va avec. Le féminisme peut quelque chose pour la vieillesse", ou encore : "La vieillesse maintenant, c'est une période qu'on pourrait réussir. De penser ça, c'est important, et à porter par l'ensemble de la société."
Des propos, entendus dans un atelier ou l'autre, ou au Café philo : À la retraite, "les cartes sont rebattues" ; c'est "une nouvelle histoire de vie" ("dans vieilles et vieux, il y a vie...") ; "quand on est âgé on peut réinventer des tas de choses, qu'est-ce qu'on a à perdre ?" etc. — ou encore, à propos de la mort, "quel est le contraire de la mort ? c'est la naissance ; entre les deux, c'est la vie...". Plus étonnant, voire détonnant : "j'ai envie de mourir vivant" ; "je suis très excitée par l'expérience de mourir" (?) etc.
Échanges nourris aussi autour du débat sur la fin de vie : Où en sommes-nous ? Chacun doit pouvoir avoir un regard sur quand et comment il veut mourir ; qu'on nous donne les moyens de s'autodéterminer et pouvoir se renseigner ; quand, où et comment parler de la mort dans l'espace public ? On médicalise trop la fin de vie ; on est captifs de l'idéologie curative ; la surmédicalisation se fait aux dépens du soin global, qui implique aide, soutien, support et écoute. Aide active à mourir en dernier recours : la Convention citoyenne, en avril 2023, se prononçait pour à 75,6% ; mais rien ne bouge sérieusement du côté des pouvoirs publics ; il faut que cela bouge, que cela avance.
Étonnant, détonnant, ce Contre-salon ! avec un zeste d'irrévérence, une grande liberté de ton, une joyeuseté communicative et l'objectif partagé d'aborder la vieillesse autrement, et peser en conséquence sur les instances de décision. La vieillesse n’est pas une maladie, la peur de vieillir n’est pas une fatalité. Une très belle et probante réalisation du Conseil National autoproclamé de la Vieillesse (CNaV), dont le slogan résume au mieux l'action : "Rien pour les vieux sans les vieux".
Ce qu'explicite Véronique Fournier, médecin, co-fondatrice du CNaV : "Nous ne voulons plus être considérés comme des personnes à qui l’on doit assistance et commisération parce qu’elles sont supposées devenues fragiles et vulnérables. Nous ne voulons pas être réduits à cela. Nous voulons que l’on cesse de ne faire que 's’occuper' de nous, nous voulons que l’on 's’intéresse' à nous. À ce que nous avons encore à dire et à apporter aux autres."
Francis Carrier, co-fondateur du CNaV, renchérit : "On ne se tait plus. La politique des petits pas, c’est fini. C’est un changement de pouvoir. Rien pour les vieux, sans les vieux ! On prend la parole et on ne la lâche pas."
De singuliers empêcheurs de vieillir en rond.
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