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En voie de déconfinement. L'expérience de Thoreau à Walden

 

 
À la veille du déconfinement, je me sens comme à la veille de quitter une île où j’aurais été exilé, confiné huit semaines, m'apprêtant pour de nouveaux commencements.
 
Le départ est incertain, on ne sait pas grand-chose du voyage, peut-être faudra-t-il revenir temporairement sur l’île —mais si on s’en éloigne pour de bon, alors on retrouvera les terres familières, et là, il ne faudra pas tout oublier de ce temps d'exil. La question me vient d’ailleurs : ai-je bien envie de les retrouver ces terres familières, d’avant, si ce n'est pour de nouveaux commencements ? Ces terres dont je parle, ce sont les terres communes, je veux dire la politique, l’économie etc, tout ce qui fait la vie de la nation ; mais aussi ma propre économie.
 
L’occasion nous a été donnée, dans l’expérience du confinement, de réfléchir à ce qui, au fond, pour nous, est de première nécessité (je ne parle pas de ce qui concerne les 'achats de première nécessité’ évoqués dans l’attestation de sortie...). Cette question du « nécessaire de vie » taraudait H-D Thoreau, parti s’isoler en mars 1845 pour deux ans dans une cabane construite de ses mains, dans les bois près du lac Walden : expérience dont il rend compte dans son livre intitulé précisément Walden.
 
Pourquoi Thoreau s’est-il ainsi isolé volontairement ? Pour prendre du recul vis-à-vis de la société, s’interroger sur "ces choses nécessaires à la vie", et les expérimenter. Somme toute, et cela pourrait nous inspirer, ce qu’a fait Thoreau, c’est cultiver une certaine distanciation, pour mieux se retrouver dans l’essentiel. Cultiver une même distanciation, prendre du recul pour mieux nous retrouver dans l'essentiel, pourrait nous mettre dans une position philosophique nouvelle.
 
Ce que Thoreau voit de la vie de la société, en prenant le recul de la distanciation, il nous le dit sans fard. Son regard est lucide et sévère : « C’est une vie stupide »…, « l’homme n’a pas le temps d’être autre chose qu’une machine »…, « parlez-moi donc du caractère divin de l’homme !… », « la plupart des hommes mènent une existence de désespoir tranquille. Ce qu’on appelle résignation est un désespoir absolu » etc. Tout ceci est jugé à l’aune de ce que Thoreau appelle ce «nécessaire de vie » qu'on peut répartir selon lui en quatre chapitres  : la Nourriture, l'Abri, le Vêtement, et le Combustible (attention ! la réflexion de Thoreau décoiffe !). Tout est passé au crible de la vraie nécessité pour vivre, point barre. Point de place pour « la plupart des luxes et presque tout ce qu’on appelle le confort de l’existence [qui] sont non seulement des choses superflues, mais d’authentiques obstacles à l’élévation de l’humanité ».
 
Thoreau conclut, et cela explicite sa philosophie de vie :  « Lorsque un homme a obtenu ces choses nécessaires à la vie, plutôt que de convoiter le superflu il peut faire un autre choix ; et c’est de s’aventurer maintenant dans la vie ».
 
La force de ces propos, leur prégnance vient de ce que Thoreau était nature. Il était nature en ce sens qu’il vivait près de la nature, en avait observé les rythmes, les lois, en avait appris où résidait le seul nécessaire. S’aventurer dans la vie c’était cela aussi : « Je suis parti dans les bois parce que je désirais vivre de manière réfléchie, affronter seulement les faits essentiels de la vie, voir si je ne pouvais pas apprendre ce qu’elle avait à m’enseigner, et non pas découvrir à l’heure de ma mort que je n’avais pas vécu. [...] Je désirais vivre à fond, sucer toute la moelle de la vie, vivre avec tant de résolution spartiate que tout ce qui n'était pas la vie serait mis en déroute...».
 
Thoreau était nature aussi au sens : spontané, authentique. Sa pensée n’avait rien d’emprunté, elle était libre : « Il n’est jamais trop tard pour renoncer à nos préjugés. On ne peut se fier sans preuve à aucune manière de penser ni d’agir, aussi ancienne soit-elle. Ce que tous répètent ou transmettent tacitement comme étant la vérité d’aujourd’hui peut demain se révéler mensonge, simple fumée de l’opinion ». Être nature a gardé Thoreau de la pensée unique.
 
L’exemplarité de Thoreau, son extraordinaire pouvoir d’inspiration (il a marqué la vie d’un Gandhi, d’un Martin Luther King, de tant d’autres) trouve sa source dans cette profonde écologie nature. Jamais tant j'ai trouvé approprié l’étymologie de «nature » : du latin natura, dérivé de natus (né), participe passé de nasci (naître), 'nature' signifie proprement « fait de naître, action de faire naître ». Thoreau participe de ce mouvement et accompagne bien à propos les nouveaux commencements.  
 
 
 
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 Dessin de la cabane fait par
la soeur de Thoreau
 
 

Quelques extraits de Walden autour de thèmes évoqués dans le billet 

 
  • Par tous les temps, à n’importe quelle heure du jour ou de la nuit, je me suis efforcé de privilégier l’instant présent et de le marquer d’une encoche sur mon bâton ; de me tenir à cette jonction de deux éternités, le passé et l’avenir, qu’est précisément l’instant présent ; de suivre cette ligne sur la pointe des pieds.

 

  • Combien d’automnes, oui, et d’hivers, passés en dehors du village, pour essayer de discerner ce que disait le vent, pour l’entendre et le transmettre par express ! J’y ai presque englouti tout mon capital, perdant mon souffle par la même occasion, à force de courir à sa rencontre. […] D’autres fois, je prenais pour poste d’observation une falaise ou un arbre, afin de télégraphier toute nouvelle arrivée ; ou bien le soir, en haut d’une colline j’attendais que le ciel tombe, pour en récupérer un morceau, bien que je n’aie jamais attrapé grand-chose, et que cela, comme la manne, fondît de nouveau au soleil.

 

  • Nous ne savons plus ce qu’est la vie au grand air, et nos vies sont domestiques, en plus de sens que nous le croyons. Il y a loin, de l’âtre au champ. Il serait sans doute bénéfique que nous passions davantage de nos jours et de nos nuits sans aucune obstruction entre nous-mêmes et les corps célestes, que le poète ne parle pas si souvent sous un toit, ou que le saint n’y passe pas autant de temps. Les oiseaux ne chantent pas dans les cavernes, les colombes ne cajolent pas leur innocence dans un colombier.

 

  • Vers la fin mars 1845, j’empruntai une hache et partis dans les bois près du lac Walden, tout près de l’endroit où je comptais construire ma maison, puis j’abattis quelques grands pins blancs encore jeunes et à la cime effilée, pour me procurer du bois de charpente. […] Le versant de la colline où je travaillais était agréable, couvert de bois de pins à travers lesquels j’avais vue sur le lac, avec une petite clairière parmi les arbres, où poussaient en abondance les pins et les hickories. La glace du lac, qui n’était pas encore fondue même si elle avait disparu par endroits, était sombre et saturée d’eau. Les jours que je passai à travailler là, il y eut quelques giboulées de neige... 

 

  • C’étaient d’agréables journées de printemps, où l’hiver de la maussaderie humaine fondait en même temps que la terre, et la vie jusque-là demeurée dans un état de torpeur reprenait son allant. Un jour où mon fer de hache s’était détaché et où j’avais taillé un coin dans une branche verte de hickory, avant de l’enfoncer avec une pierre et de mettre le tout à tremper dans un trou du lac pour faire gonfler le bois, je vis un serpent rayé se glisser dans l’eau et rester au fond, apparemment sans en souffrir, aussi longtemps que je demeurai là, soit plus d’un quart d’heure, peut-être parce qu’il n’était pas tout à fait sorti de sa léthargie. Il m’apparut alors que pour une raison similaire les hommes conservent leur condition présente de primitive bassesse ; mais s’ils sentaient les éveiller l’influence du printemps des printemps, ils s’élèveraient forcément vers une vie plus haute et plus spirituelle.

 

  • Le temps n'est que la rivière où je m'en vais pêcher. Je bois son eau ; et tout en buvant, je vois le fond sablonneux et remarque comme il est peu profond. Son faible courant entraîne toutes choses, mais l'éternité demeure. J'aimerais boire plus profond ; pêcher dans le ciel, dont le fond caillouteux est semé d'étoiles.

 

 

  
  • Soyez un Christophe Colomb pour des continents et des mondes entièrement nouveaux situés à l’intérieur de vous-mêmes, ouvrez de nouvelles voies navigables, non pas pour le commerce, mais pour la pensée. 

 

  • Quand un homme ne marche pas du même pas que ses compagnons, c’est peut-être qu’il entend battre un autre tambour. Qu’il accorde donc ses pas à la musique qu’il entend, quelle qu’en soit la mesure ou l’éloignement.

 

  • Dites ce que vous avez à dire, et non ce que vous devriez dire. Toute vérité vaut mieux que les faux-semblants.

 

  • Si j’étais confiné toute ma vie dans un coin de grenier, telle une araignée, le monde serait tout aussi vaste à mes yeux, tant que je garderais mes pensées auprès de moi.

 

 

 Une anecdote

 

On jeta Thoreau en prison parce qu'il avait refusé de payer ses impôts et de soutenir ainsi la guerre au Mexique. Emerson [philosophe et poète américain, ami de Thoreau] lui rendit alors visite et demanda : "Henry, que faites-vous là-dedans ?", et Thoreau lui répondit : "Que faites-vous là-dehors ?".

 
 


09/05/2020
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