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Devant la mort

 

 

On parle parfois, souvent même, de la mort comme on ferait d’une abstraction. De la vie également. Mais ni la mort ni la vie n’existent en soi. Il y a des êtres vivants, et il y a des êtres qui ont été vivants, mais qui ne le sont plus. La vie, la mort, n’ont de consistance que pour autant qu’ils qualifient un corps singulier.
 
L'expérience de la mort d’autrui — la seule à laquelle nous ayons accès de notre vivant — nous fournit de troublantes sensations, comme il m’est venu en me recueillant devant le corps d’un ami reposant au funérarium. Ce corps, là, est inerte, la vie l’a quitté ; mais la différence entre le corps encore vivant et le corps mort est petite, qui pourtant produit un écart si radical. Car, après l’instant du trépas, c’est bien toujours le même corps qui est là, doté de la même matérialité, mais dont pourtant l’essentiel, ce qui l’animait du rythme visible de son souffle, s’est retiré. Ce qui fait cette différence — entre vie et mort — selon toute vraisemblance, doit être attribué à autre chose qu’au corps lui-même, à un autre du corps, puisque le corps demeure là, tout en en étant privé. Cet autre du corps, certains l’appellent l’âme, d’autres l’esprit.
 
Il n’est pas de témoignage de culture humaine qui ne soit aussi le témoignage d’un rapport
problématique à la mort. Certes, on le sait, des processus de deuil complexes existent aussi chez certaines espèces animales, mais l’être humain est le seul parmi les animaux à se projeter au-delà du visible et à raconter des histoires qui expriment sa perplexité face à la mort.
 
Un de ces récits les plus anciens — le plus ancien connu à ce jour, bien antérieur aux récits de la Bible — venu de Mésopotamie, L’Épopée de Gilgamesh  met en scène Gilgamesh, roi de la ville d’Uruk, auquel s’affrontera, dans une lutte pour le pouvoir, Endiku ; mais ni l’un ni l’autre ne l’emportera dans ce combat, aussi décident-ils finalement de se lier d’amitié. Gilgamesh et Endiku participent ensemble à des expéditions guerrières, jusqu’à provoquer les dieux qui, furieux, décident en représailles de condamner Endiku à la mort. Endiku meurt. Gilgamesh, désemparé, inconsolable devant la mort de son ami, part à la recherche de la vie [l'immortalité], confiant son tourment à la déesse Sidouri :
 
Par peur de la mort
Me voici errant dans le désert
ce qui est arrivé à mon ami
pèse très lourd sur ma poitrine 
ce qui est arrivé à mon ami me hante.
Comment pourrais-je trouver le repos comment pourrais-je me taire
mon ami que j’aimais d’amour si fortement
est devenu de l’argile
et moi aussi devrais-je me coucher
et ne plus jamais me lever ?
 
La déesse Sidouri lui répond :
 
Où vas-tu Gilgamesh ? 
La vie [l’immortalité] que tu cherches
tu ne la trouveras pas.
Lorsque les grands dieux créèrent les hommes, c’est la mort qu’ils leur destinèrent,
et ils ont gardé pour eux la vie éternelle […]
 
Le héros finira par se résoudre à devoir un jour mourir.
 
Ainsi, dès les origines de la civilisation, on pourrait dire dès les commencements, est la mort. La mort est acceptée dans sa réalité physique. Cependant dans certaines sociétés, ou dans certaines religions, la mort est aussi perçue comme un passage, ou une métamorphose, vers un au-delà : mais quel au-delà ? La question est universelle, les réponses diverses selon les traditions, mythologiques ou religieuses  — mais toutes ont pour visée de dénier la mort comme simple fin de vie. La mort n’équivaut pas à un clap de fin, elle ouvre sur une dimension autre.
 
Cette dimension autre peut aussi être perçue en suivant la philosophie de Spinoza, qui énonce cette proposition, au premier abord surprenante, dans son Éthique :
 
"Nous sentons et nous expérimentons que nous sommes éternels."
 
Spinoza ne parle pas d'immortalité, qui est une durée sans fin inscrite dans le temps ; il parle d'éternité, qui est un état qui ne s'inscrit pas dans le temps, qui échappe à toute détermination chronologique.
 
L'immortalité, on peut se la représenter, précisément parce qu'elle appartient au temps, qui est le système dans lequel nous vivons et avons nos repères. L'éternité, en revanche, échappe à nos représentations, parce qu'elle ne s'inscrit pas dans le temps. Alors, comment peut-on sentir et expérimenter que nous sommes éternels ?
 
L'éternité, dans la philosophie de Spinoza, est le régime de la Substance infinie, une, unique, incréée [Dieu en tant que créateur et principe de toute action], qui se déplie et se déploie dans d'innombrables modes finis [l'ensemble de tous les êtres et des lois que Dieu a créés].
 
Tout mode fini, cet arbre, cette planète, cet animal, cet homme ou cette femme sont issus de la seule Substance, se développent et disparaissent : naissance et mort, mortalité irréfutable. L'homme n'échappe en rien à la loi universelle : il naît, il meurt. Nulle immortalité. 
 
Mais si moi, en tant que sujet fini, je suis enfermé dans les limites de ma finitude, il n'en va évidemment pas de même de la Substance infinie, éternelle. Aussi, si je parviens à comprendre, à travers l'expérience de vie, que ce moi fini n'est pas source de soi-même, cause de soi, mais qu'une longue chaîne de vie seule l'a rendu possible et rendra possible les futurs, je puis donc, par ce que je sens et expérimente, me re-situer dans la totalité englobante : je peux sentir et expérimenter que nous sommes partie de la totalité englobante ; et — sans pouvoir me représenter ce qu'est l'éternité — sentir et expérimenter que nous sommes éternels. 
 
L'expérience de la nature proche, le soleil qui darde, le vent sur le visage, la marche dans des paysages odorants, le corps qui absorbe toutes ces sensations extérieures ; la méditation jusqu'à l'oubli de soi, perdre de vue ses propres limitations... tout cela me fait éprouver que je suis une parcelle de vie dans la Vie, ou un éclat de conscience au sein de la Conscience. Spinoza dit : Nous sentons et nous expérimentons que nous sommes éternels.
 
 
 
 


08/04/2023
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