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L'Épopée de Gilgamesh

 


Certes ce n'est pas vraiment un sujet de campagne ; cette campagne qu'un ancien premier ministre vient de qualifier en ces termes : "La campagne du premier tour a été indigente - celle du second devient indigne" [Le Monde 28/04/2012].

Je veux ici parler des grands problèmes de notre destin : la vie et la mort - en évoquant un des plus anciens textes de l'humanité, un des plus beaux : L'Épopée de Gilgamesh.

Bien entendu, dans le cadre d'un billet, je ne peux qu'évoquer ce grand récit ; mais je souhaite cependant aussi le convoquer pour donner à goûter de la beauté du texte.

Antérieure de plusieurs siècles à l'Iliade et au Mahâbhârata, l'Épopée de Gilgamesh est la plus ancienne oeuvre littéraire connue, l'une des plus puissantes. C'est un long Poème écrit en Babylonie, la portion méridionale de ce que nous appelons la Mésopotamie [à peu près l'Irak d'aujourd'hui], rédigé en akkadien sur des tablettes d'argile vers la fin du IIIe millénaire avant J.-C. Mais il a fallu attendre le XIXe siècle, des fouilles archéologiques en Mésopotamie, et le déchiffrement des cunéiformes, pour redécouvrir et reconstituer peu à peu, morceau par morceau, ce vieux chef-d'oeuvre - "monument mutilé" - écrit sur douze tablettes, contenant chacune lorsqu'elles étaient complètes [seules deux tablettes complètes sont conservées], environ deux cent cinquante vers, répartis sur trois colonnes par face [les deux faces sont gravées].

Ce que raconte l'Épopée de Gilgamesh ? Ce sont les exploits d'un grand homme, "exceptionnel monarque", un héros fort, puissant, qui a fait un parcours de sagesse. Voici les premiers vers du Poème  :

Je vais présenter au monde/ Celui qui a tout vu
Connu la terre entière/ Pénétré toutes choses
Et partout exploré/ Tout ce qui est caché
Doué de sagesse/ Il a tout embrassé du regard
Il a contemplé les Secrets/ Découvert les Mystères
Il nous en a même appris/ Sur avant le Déluge !
Retour de son lointain voyage/ Exténué mais apaisé
Il a gravé sur une stèle/ Tous ses labeurs !

Avant de poursuivre, juste un mot sur la mention du Déluge : vers la fin du poème [tablette 11] est raconté un épisode qui relate, en plus développé que dans l'histoire biblique de Noé, et surtout plus de mille ans avant la Bible, une grande catastrophe, le Déluge...

L'Épopée présente ce Gilgamesh ["retour de son lointain voyage"... comme Ulysse] comme "roi d'Uruk", Cité-État dont les ruines, en plein désert, sont à mi-chemin entre Bagdad et Bassorah. Un autre personnage va rapidement être introduit : c'est Endiku, présenté comme un être sauvage qui vit dans la forêt en compagnie des bêtes :

Il avait une chevelure de femme/ Aux boucles foisonnant comme un champ d'épis
Ne connaissant ni concitoyens ni pays/ Accoutré à la sauvage
En compagnie des gazelles/ Il broutait
En compagnie de sa harde/ Il fréquentait l'aiguade [point d'eau]
Il se régalait d'eau/ En compagnie des bêtes.

Cet être sauvage et sombre va être attiré dans la compagnie des hommes [apprivoisé par une femme] et venir provoquer Gilgamesh à Uruk - s'ensuit un combat :

Aussi devant la porte même/ S'empoignèrent-ils
Et se battirent-ils en pleine rue/ Sur la grand-place du pays
Si fort que les jambages en étaient ébranlés/ Et que les murs vacillaient.

La fin du combat a disparu dans les mutilations des stèles ; mais on retrouve Endiku devenu l'ami intime de Gilgamesh, son autre lui-même. Les deux amis vont alors coopérer, mener ensemble plusieurs combats mythiques, qui vont faire leur réputation, dont une longue et dangereuse expédition vers la "Forêt des Cèdres" où ils vont tuer le terrible Humbaba, gardien de la Forêt. L'épisode de la fin de l'expédition est incomplet ; il n'en reste qu'une dizaine de morceaux de vers :

[      ] avec son ami/ [     ] à côté de lui
[      ] les deux héros/ Dégainèrent à cinq reprises
Tandis que pour leur échapper/ Humbaba bondissait
À coups de pique/ Ils le tuèrent
Aussitôt d'épaisses ténèbres/ S'abattirent sur la Montagne
Oui ! d'épaisses ténèbres/ S'abattirent sur la Montagne.

Les deux amis vont enchaîner exploits sur exploits, symboles de puissance invincible. Mais voici que Endiku va mourir, sous les yeux de Gilgamesh, impuissant devant l'oeuvre de la mort. Enkidu lui en fait le reproche poignant :

Enkidu alors se souleva dans son lit/ Et interpellant Gilgamesh il lui dit :
"Mon ami m'a donc rejeté [     ]!/ Comme il me l'avait dit à Uruk
Il m'était venu en aide/ Lorsque j'avais peur de me battre !
Mais lui qui m'avait alors secouru/ M'a abandonné à cette heure !
Et pourtant toi et moi/ Ne devions-nous pas rester inséparables ?"

Mais la mort les sépare. Gilgamesh pleure son ami :

Enkidu, hachette appendue à mon côté/ Et confort de mes bras !
Épée de mon fourreau/ Bouclier devant moi
[      ] mon vêtement de fête/ Et l'écharpe de mes ébats !
Voici qu'un sort cruel tout d'un coup/ T'a arraché à moi ! [...]

À présent quel est ce sommeil/ Qui s'est emparé de toi
Te voilà devenu tout sombre/ Et tu ne m'entends plus !
Mais Enkidu/  Ne levait même pas la tête !
Gilgamesh lui tâta le coeur/ Il ne battait plus du tout !
Alors comme à une jeune épousée/ Il voila le visage de son ami !

Gilgamesh éprouve la mort à travers la mort de son ami. Alors va commencer pour Gilgamesh un autre long et dangereux voyage initiatique, à la poursuite de la vie-sans-fin :

Sur son ami Enkidu, Gilgamesh pleurait amèrement/ En courant la steppe
"Devrai-je donc mourir moi aussi ?/ Ne me faudra-t-il pas ressembler à Enkidu ?
L'angoisse m'est entrée au ventre!/ C'est par peur de la mort que je cours la steppe!"

Gilgamesh entreprend, franchissant mille obstacles, traversant la grande Mer, l'Eau-mortelle que nul n'a jamais pu passer, d'aller trouver Untanapistî, qui est devenu immortel, seul rescapé de la grande catastrophe du Déluge.

[Note : C'est ici que prend place la relation du Déluge - beaucoup plus développée que dans la Bible : près de 400 vers - avec également un bateau, ici chargé "d'argent, d'or, d'animaux domestiques de toute sorte", de la famille d'Untanapistî, ainsi que de "gros et petits animaux sauvages"... Le Déluge passé, le bateau va accoster à une montagne, le mont Nisir. Extrait du récit d'Untanapistî :

J'ouvris une lucarne/ Et l'air vif me sauta au visage
Je tombais à genoux immobile/ Et pleurai : les larmes ruisselaient sur mes joues
Puis je cherchai du regard des côtes/ À l'horizon
À quelques encablures/ Une langue de terre émergeait
C'était le mont Nisir/ Où le bateau accosta [...]
Lorsqu'arriva le septième jour/ Je pris une colombe et la lâchai
La colombe s'en fut puis revint/ N'ayant rien vu où se poser elle s'en retournait
etc.]

Untanapistî a gagné l'immortalité ; mais c'est chose impossible pour Gilgamesh. Untanapistî le renvoie au pays, je dirais, "faire son métier d'homme". Ainsi s'achève en l'état l'Épopée sur cet échec de la poursuite de la vie-sans-fin.

J'espère avoir fait connaître par ces quelques lignes la beauté de ce chef-d'oeuvre qu'est l'Épopée de Gilgamesh, qui, comme tous les grands récits épiques, au-delà d'une production culturelle datée, nous parle de notre humaine condition.

 

Le propre d'un récit mythique est d'activer de mystérieuses correspondances, individuelles ou collectives. Les archétypes représentés résonnent pour tous.

 

Ce Poème venu du fond le plus ancien de notre civilisation nous parle de vie, de désir de reconnaissance, d'amitié, de mort. J'éprouve quant à moi, à lire le récit de la mort de l'ami le plus cher, une émotion semblable à celle ressentie par la lecture du poème de Cesare Pavese [voir un billet précédent] : La mort viendra et elle aura tes yeux.

 

La mort d'Enkidu révèle à Gilgamesh l'inéluctable en même temps qu'elle lui dévoile son impuissance face à cet inéluctable. Sa propre quête d'immortalité est vouée à l'échec. Gilgamesh est décidément renvoyé au métier de vivre.

 

 

 


 

Tablette de la version ninivite

de l'Épopée de Gilgamesh

Wikipédia

 

Référence :

L'Épopée de Gilgamesh traduit de l'akkadien et présenté par Jean Bottéro, NRF, L'aube des peuples, Éditions Gallimard, 1992.

 

 

 

Suivez-moi sur Twitter : @voilacestdit

 



29/04/2012
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