La poésie, ce n'est pas de la littérature
La scène se passe en août 1944, au camp de Buchenwald. Le narrateur raconte :
« […] Je m’assis sur le petit mur de pierre qui faisait face à cette longue et étroite construction : les lavabos. Une porte, quelques fenêtres hautes et, dans l’ombre intérieure, une file de grandes vasques rouges (on eût dit du porphyre) surmontées d’un champignon de métal d’où sifflait en panache une eau glacée. C’était là que, chaque matin, à l’instant où les projecteurs de la nuit s’éteignaient au sommet des miradors, nous étions jetés par monceaux, et devions faire notre toilette dans la fumée des corps d’hommes pressés.
J’étais sur le mur, au soleil, entre un jeune acteur parisien, un jeune gars effarouché, trop beau, aux mains de fille, et un instituteur bourguignon consciencieux et quelque peu sceptique. Alors je leur dis : 'La poésie, la vraie, ce n’est pas de la littérature.' Tous deux s’écrièrent : 'Pas de la littérature !' Je les surprenais, je les choquais presque. Je vis bien que je devais m’expliquer, mais je n’en avais pas le désir. Et je me mis à réciter des vers, au hasard, tous ceux que je retrouvais, tous ceux qui ressemblaient à notre vie en cet instant. Je récitai du Baudelaire, du Rimbaud, à voix simple. »
Se produit alors un phénomène intrigant : autour du récitant s’agrègent peu à peu des hommes, de ses compagnons d’infortune. Ils se rallient à lui, forment un cercle, et répètent les vers en renvoyant les mots en écho.
« Le cercle des hommes autour de moi se serrait : c’était une foule. Alors j’entendis que ces hommes n’étaient pas des Français. L’écho des vers qu’ils me renvoyaient était parfois défiguré, comme le son du violon dont une corde se relâche, parfois juste comme un diapason. La respiration de tous ces hommes s’approchait : je la sentais maintenant sur mon visage. Ils étaient cinquante peut-être.
Je leur dis : ‘Qui êtes-vous ?’ La réponse me vint aussitôt, mais dans un désordre effrayant : les uns parlaient allemand, les autres russe, d’autres hongrois. Quelques-uns répétèrent simplement les derniers mots du dernier vers, en français. Ils se penchaient vers moi, gesticulaient, se baissaient et se redressaient, frappaient leur poitrine de tout le bras, zézayaient, grommelaient, se récriaient, en proie à une passion soudaine. J’étais abasourdi, et heureux, stupidement heureux. Mais je ne distinguais plus aucune parole, tant le vacarme, en quelques secondes, avait grandi. Loin de moi, derrière la cohue oscillante, des hommes hélaient les passants dans toutes les langues de l’Europe orientale.
Ne cherchant plus à comprendre ce qui arrivait, incapable d’éprouver autre chose que du bonheur, un bonheur rythmé à la façon d’un son musical, un bonheur de gorge et de souffle, je repris ma récitation. Il ne me restait en mémoire qu’un poème de Baudelaire : La Mort des amants. Je le donnai. Et des dizaines de voix ronflantes, grinçantes, croassantes, caressantes, répétèrent : ‘les flammes mortes’. »
Que s’était-il passé ?
Le récitant — il s’agit de Jacques Lusseyran, jeune résistant aveugle de 20 ans, déporté au camp de Buchenwald, qui rapporte ce récit poignant dans Le monde commence aujourd'hui — s’interroge : « Mais qu’est-ce qui est arrivé ? » Il apprend, les jours d'après, que ces hommes étaient pour la plupart des juifs hongrois, ils attendaient un prochain transfert vers ce que les SS nommaient un « transport pour le ciel » — tous savaient qu’ils mourraient bientôt. Aucun d’entre eux ne parlait français, pas même un peu, mais entendant un homme réciter des vers, ils s’étaient jetés vers lui comme vers une nourriture.
La poésie, ce n’est pas de la littérature, pas seulement ! La poésie est un acte, elle met en mouvement, au-delà même des mots. On a certes besoin des mots, mais ce qui met en mouvement, c’est l’incantation, la musicalité qui par l'ordre des mots, leur arrangement, et les silences, crée l’émotion. Lusseyran en a fait l’expérience tangible dans ces circonstances extrêmes. La scène qu’il rapporte est bouleversante et éclaire l’expérience poétique.
Peut-être est-ce là une des formes que prend l’oiseau inconnu de René Char :
« Au plus fort de l’orage, il y a toujours un oiseau pour nous rassurer. C’est l’oiseau inconnu. Il chante avant de s’envoler. »
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