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Cioran


Tôt le matin, s'il m'arrive de mettre un réveil, et que l'alarme me sorte brutalement du sommeil, le retour subit à la conscience constitue un choc.  Ainsi de la lecture de Cioran : comme une alarme qui nous jette au vrai monde, pas celui des apparences, du paraître, du spectacle, de la comédie  - pas la scène  du monde médiatique, mais le monde réel.

L'auteur de De l'Inconvénient d'être né, maître de la perfection classique française, a fait le choix de notre langue  pour exprimer exactement ce qu'il entend dire, au plus près de l'essence des choses, loin de toutes les fioritures qui participent du spectacle. Concision et précision sont les caractéristiques du style cioranien et aussi de sa pensée acérée. Arrêter la pensée par sa pointe n'est autre que saisir "l'idée claire et distincte". C'est aussi pourquoi Cioran use de l'aphorisme et du paradoxe.

Un exemple de paradoxe : "Si j'avais eu une enfance triste, mes pensées auraient pris un tour beaucoup plus optimiste" [Entretien avec Helga Perz]. Ce qu'il entend par là ?

 

Son enfance de fait a été heureuse, dans ce "splendide Rasinari" où il est né, menant une vie sans contrainte, insouciante, au contact de la nature et de bergers, qui formaient l'essentiel de la population de ce petit village dans les contreforts des Alpes de Transylvanie. De cette enfance Cioran gardera toujours la nostalgie de moments bénits de communion avec la nature et de vie simple pleine de sagesse - une vie "primitive" écrira-t-il plus tard en évoquant ses souvenirs : "Plus on est 'primitif', plus on est proche d'une sagesse originelle que les civilisés ont perdue. Le bourgeois occidental est un imbécile qui ne pense qu'à l'argent. N'importe quel berger de chez nous est plus philosophe qu'un intellectuel d'ici" [Lettre à son frère, 1972].

Mais, à dix ans et demi, le jeune Emil vit un traumatisme, un déracinement : il doit partir pour Sibiu, à une douzaine de kilomètres de Rasinari, afin d'y poursuivre ses études au lycée Gheorghe-Lazar. "Je me souviens encore de ce voyage, [...] j'étais complètement désespéré. On m'avait déraciné, et, au cours de ce trajet qui a duré une heure et demie, j'ai pressenti une perte irréparable" [Entretien avec Luis Jorge Jalfen].

Cette "perte irréparable" va marquer à jamais l'esprit de Cioran : "Toute ma vie j'aurai vécu avec le sentiment d'avoir été éloigné de mon véritable lieu. Si l'expression 'exil métaphysique' n'avait aucun sens, mon existence à elle seule lui en prêterait un" [De l'Inconvénient d'être né].

C'est à travers cette expérience existentielle que Cioran va lire le récit de la Genèse, à ses yeux le texte fondamental sur la condition humaine - "tout est dit dans la Genèse" [Entretien avec Luis Jorge Jalfen].

" 'Tu peux manger de tous les arbres du jardin, mais tu ne mangeras pas de l'arbre de la connaissance du bien et du mal, car le jour où tu en mangeras, tu mourras certainement' - L'avertissement d'en haut se révéla moins efficace que les suggestions d'en-bas : meilleur psychologue, le serpent l'emporta [...] Précipités par le savoir dans le temps, nous fûmes du même coup dotés d'un destin. Car il n'y a de destin qu'en dehors du paradis" [La chute dans le temps].

Ainsi la chute originelle cette perte irréparable nous éloigne de notre véritable lieu - nous coupe de nos racines et nous précipite dans le temps, comme un déclin fatal. Déclin dont Cioran fera l'expérience quasi mystique à travers le sentiment aigu de la vacuité : "Plus ou moins brusquement, chez soi ou chez les autres, ou devant un très beau paysage, tout se vide de contenu et de sens. Le vide est en soi et hors de soi" [Entretien avec Fernando Savater].

Dans De l'Inconvénient d'être né Cioran explicite ce sentiment de vacuité : "Dès l'enfance, je percevais l'écoulement des heures, indépendantes de toute référence, de tout acte et de tout événement, la disjonction du temps de ce qui n'était pas lui, son existence autonome, son statut particulier, son empire, sa tyrannie. Je me rappelle on ne peut plus clairement cet après-midi où, pour la première fois, en face de l'univers vacant, je n'étais plus que fuite d'instants rebelles à remplir encore leur fonction propre. Le temps se décollait de l'être à mes dépens". 

Avec une lucidité implacable, Cioran ne cessera de dénoncer les illusions de son temps. Il reste pour nous un philosophe exigeant qui a ouvert une voie "faisant surgir du fond inviolable des âmes la silencieuse protestation qui viendrait rétablir, par-delà le tumulte des sarcasmes et des blasphèmes, la conscience immarcescible d'un ordre et d'une plénitude" [Gabriel Marcel].

Les idées n'ont jamais sauvé ni perdu personne. Du coeur de ton être, de cette zone inexplorée parce qu'elle est trop profonde, jaillis dans une explosion féroce, et extrais une telle énergie de ton obscurité que seule la lumière demeure.


20/09/2011
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