Dans la tête de grands scientifiques
J'ai eu l'opportunité de participer à l'Institut de France, en petit auditoire, une trentaine de personnes environ, à une rencontre réunissant autour de Nicolas Martin, l'animateur de "La Méthode scientifique", quatre grands scientifiques, — une réunion passionnante, pas du tout académique.
C'était plutôt une sorte de conversation, entre Françoise Combes, astrophysicienne, Médaille d'or du CNRS ; Yves Agid, neurologue et médecin, Grand Prix de l'INSERM ; Étienne Ghys, mathématicien, Médaille d'argent du CNRS ; et Alain Aspect, physique quantique, Prix Nobel de physique 2022.
Beaucoup de sujets ont été abordés — l'état de la recherche en France, les institutions universitaires etc. — mais je retiens plutôt ici ce qui était plus personnel, en particulier cette question, posée à chacun, sur les origines de sa vocation scientifique. C'est toujours passionnant et même émouvant de découvrir les débuts.
Françoise Combes, astrophysicienne, qui a travaillé sur la formation et l'évolution des galaxies, et leur coévolution avec les trous noirs supermassifs, voit l'origine de sa vocation dans les lectures de son adolescence, pas seulement en astrophysique, mais aussi sur Pasteur, qui faisait de grandes découvertes, et bien d'autres chercheurs... "Moi aussi, j'avais envie de chercher. Ma vocation s'est construite autour de la curiosité." Orientée sur la physique, elle a trouvé, au cours de ses études, la cosmologie fascinante, parce que cela permettait de faire des recherches. "Découvrir des choses me plaisait."
Pas de prédisposition particulière dans la famille : son père était militaire, sa mère femme au foyer.
Des mentors ? Ce sont les professeurs, notamment ceux de physique, "des très bons, qui faisaient faire des expériences" ; c'était aussi le cas en chimie. "Ça a complété ma vocation."
Yves Agid, neurologue et médecin, cofondateur de l'Institut du cerveau, a passé une grande partie de son activité scientifique à identifier les bases neuronales des maladies du cerveau du type Parkinson ou Alzheimer.
Il reconnaît dans l'apparition de sa vocation des prédispositions : sa mère, une artiste reconnue en Suède devenue designer célèbre,"était créative" ; son père, médecin, directeur d'un institut de recherche du CNRS, "avait toujours des idées" : "Il y a probablement un humus favorisant la créativité."
Voulant faire de la science ("comme par hasard !"), il s'est orienté vers la médecine parce qu'il avait des idées sociales. Puis, au cours de ses études, il s'est intéressé aux choses de l'esprit, à la psychologie. "À un moment, ça a été clair : je voulais comprendre les mécanismes des fonctions mentales. Voilà, ça s'est passé comme ça."
Qu'est-ce qui fait qu'on a envie de faire des découvertes ? Il faut des qualités particulières. La première, c'est l'élan vital. Si vous êtes apathique, vous ne pouvez rien faire. Il faut avoir un peu d'intelligence, des qualités de raisonnement — l'idéal c'est d'avoir une pensée "à côté" — et, avant tout, le découvreur doit avoir de l'imagination, il faut qu'il soit capable d'inventer. Un artiste, en somme.
Étienne Ghys, mathématicien, géomètre, a contribué à la création et au développement du laboratoire de mathématiques de l'École normale supérieure de Lyon, et s'est investi dans plusieurs actions de diffusion des mathématiques auprès du grand public. Il n'a pas eu de vocation pour les mathématiques au départ, mais pour les sciences en général.
Son premier souvenir scientifique marquant date du CM2. Le maître, M. Achille, demande, à propos de polygones, quel est le polygone qui a le plus grand nombre de côtés ? Le jeune Étienne, sans réfléchir, répond : "le cercle" : "Je me souviens avec netteté du sourire du maître. Il était content et moi j'étais content qu'il le soit." Le fait d'avoir fait plaisir au maître est important.
Ce qui a joué ensuite dans le développement de sa curiosité scientifique, ça a été la lecture, dans une encyclopédie des années 1960 qui s'appelait Tout l'Univers, de tous les articles qui parlaient de science. Mathématiques, physique... il ne faisait pas trop la différence, jusqu'à ce qu'il découvre qu'une science expérimentale, ce n'était pas pour lui : "Quand on me donne un tournevis, je casse tout !" Ce qui le fascinait dans la physique, c'était son aspect mathématique, c'est comme cela qu'il est devenu mathématicien.
Il n'y avait pas de "créateurs" dans la famille, des gens simples, son père, imprimeur, était sourd et la famille était un peu retirée.
Des mentors qui ont joué un rôle dans l'éveil de la vocation : d'abord M. Achille (on ne faisait pas vraiment de maths, on parlait de "leçons de choses" à l'époque) ; ensuite la bibliothécaire de Roubaix, qui lui a permis d'emprunter des ouvrages du côté des adultes ; deux professeurs enfin, le frère Élie (dans une école des frères des écoles chrétiennes) en quatrième, l'autre, M. Fasseur, professeur de mathématiques en seconde et en première.
Alain Aspect, spécialiste de l'optique et de la physique quantiques, s'est distingué par la mise en évidence de la propriété fondamentale d'intrication quantique et les expériences sur les inégalités de Bell, qui lui ont valu le Prix Nobel de physique en 2022.
Un souvenir d'enfance qui serait au point de départ de sa vocation scientifique ? Oui, il y a l'école primaire de son petit village du Lot-et-Garonne, où ses deux parents étaient instituteurs. À l'époque, les instituteurs avaient une formation scientifique substantielle, ils faisaient ce qu'on appelait des "leçons de choses", qui étaient des petites expériences dont on donnait l'interprétation. Ces leçons de choses ont été un vrai point de départ : "J'avais envie de comprendre comment les choses marchent." D'où le goût pour la physique.
Il y a eu aussi, privilège de fils d'instituteur, l'accès illimité à la bibliothèque de l'école. Il a dévoré en particulier Jules Verne, ça a aussi attisé sa curiosité scientifique.
Un mentor ? En première et terminale, un professeur absolument extraordinaire, M. Hirsch, qui faisait des expériences de cours fabuleuses. Un exemple pour expliquer à quel point c'était important : "L'idée fondamentale de l'aiguillage optique, que j'ai utilisée pour l'expérience de ma thèse qui m'a valu le prix Nobel, m'est apparue en me souvenant d'une expérience qu'il avait faite en terminale : il s'agit de la corde de Melde, une corde vibrante d'onde stationnaire vue avec un stroboscope..."
"Ce que je sais le mieux, c'est mon commencement", fait dire Racine à un de ses personnages dans Les Plaideurs. Certes, les commencements sont racontés, décrits et interprétés après coup, mais ils recèlent toujours une action, un acte qui porte en germe l'élan vital dans lequel on se reconnaît intimement.
Et ce n'est pas un hasard si reste aussi présente la puissance d'envoûtement des lectures, et si la personnalité des instituteurs ou professeurs qui sont à la source de cet élan — M. Achille, M. Fasseur, M. Hirsch... — demeure, tout au long, si vivace dans la mémoire...
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