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De l'intelligence artificielle

 

Ni rire ni pleurer mais comprendre

Spinoza, Éthique, III

 

 

 

 
L’Intelligence artificielle (l’IA), tout le monde en parle aujourd’hui, sans bien savoir parfois de quoi il s’agit précisément — mais il n’est pas une semaine sans qu’un article dans une revue, ou une conférence dans un colloque n’aborde le sujet, agitant parfois le chiffon rouge : l’IA nous menacerait dans nos libertés, risquerait d’aggraver les inégalités, détruirait des emplois etc. Bref, il y a matière à débats.
 
De quoi parle-t-on quand on dit d’un objet qu’il est « intelligent » ? J’avoue ne pas être à l’aise avec cette dénomination. L’objet en question n’est pas « intelligent »  — il est « programmé » pour certaines tâches, ce qui n’est pas la même chose. Prenons par exemple le smartphone, objet intelligent s’il en est puisque précisément son nom signifie « téléphone intelligent » (de smart : intelligent), comme ils l'appellent d’ailleurs au Canada francophone. Qu’est-ce que fait un smartphone d’intelligent ? Ce n’est pas parce qu’il vous aide à écrire plus vite sur un clavier « prédictif » ; ou que vous pouvez lui parler [Siri, Google Assistant…] ; ou poser des questions ; ou parce qu’il prend des photos analysant l’environnement, la lumière, les contre-jours, les objets qui sont dans le cadre, adaptant le traitement de la photo etc. — ce n’est pas parce qu’il performe dans tous ces domaines qu’il est pour autant « intelligent ». Tout ça, c’est une question d’algorithmes, pas d’intelligence.
 
L’intelligence, de quoi est-ce le nom ? Le terme est dérivé du latin intelligentia, « faculté de comprendre », dont le préfixe inter- (« entre »), et le radical legere (« choisir, cueillir ») ou ligare (« lier ») suggèrent essentiellement l'aptitude à lier des éléments entre eux, à faire preuve de raisonnement déductif et inductif — mais pas que : l’intelligence relève de domaines touchant la logique, le raisonnement, la mémoire ou l'émotion. De ce point de vue, le terme « algorithme »  ne peut recouvrir totalement celui d’ « intelligence » : l’algorithme ne manipule que des symboles et des nombres.
 
Quid de l’intelligence artificielle ? Peut-être faut-il tout reprendre au début. De quoi s’agit-il quand on parle d’intelligence artificielle ?
 
L’histoire remonte aux années 1950. On y rencontre le mathématicien de génie Alan Turing  [voir billet  Alan Turing, un génie, un destin brisé ] : après avoir réussi, pendant la Seconde guerre mondiale, à casser le code de la machine de chiffrement Enigma de la marine allemande — ce que Winston Churchill a qualifié de « tout simplement la plus grande contribution » à la victoire alliée —Turing cherche à développer des techniques visant à permettre à des machines d’imiter une forme d’intelligence humaine. Dans un article considéré aujourd’hui comme fondateur pour l’IA, intitulé  Computing Machinery and Intelligence  (Mind, octobre 1950), Turing explore le problème et propose une expérience maintenant connue sous le nom de « test de Turing » : Turing imagine un jeu, le « jeu de l’imitation », dans lequel il teste la capacité pour une machine de se faire passer pour un humain. Le mot important pour moi c’est « imitation » : Turing suggère qu’on pourra dire qu’une machine « peut penser » si elle est capable d’ « imiter »  dans son fonctionnement une forme d’intelligence humaine. 
 
Revenons à l’IA : on est toujours dans ce jeu de l’imitation. L'IA est un objectif. L’idée, c’est qu’on imite certaines formes d’intelligence humaine. 
 
 

Machine learning

 
Prenons le machine learning, dont il est souvent question en IA. Le machine learning, c’est un ensemble de techniques qui permettent à une machine (au sens large), on dira à un système, d’apprendre (to learn) en reconnaissant dans une masse de données des formes ou des modèles simplifiés qui se répètent ; si on fournit à ce système de nouvelles données, il peut prédire l’apparition de ces formes et agir. Cela consiste donc en la mise en place d’algorithmes ayant pour objectif d’obtenir une analyse prédictive à partir de données, dans un but précis. Dans le machine learning, l'exemple remplace l'instruction d'un programme.
 

Illustration du procédé :

 

Supposons que nous voulions convertir une température de degré Fahrenheit (utilisé aux États-Unis) en degré Celsius (utilisé dans le reste du monde) :
- en programmation, on donne la formule [ qui, en l'occurrence, est simple : °C = (°F - 32) / 1,8 ]
- en machine learning , on va donner des exemples (évidemment, dans le cas précis, ça n'a pas grand intérêt de procéder ainsi) : la machine, à partir de tous ces exemples donnés, va être capable d'opérer une conversion de degré Fahrenheit en degré Celsius pour une nouvelle valeur :

 

AI Masters Jan25.008.jpeg

 

Mais supposons maintenant qu'on veuille reconnaître un chat dans une image : là, on n'a pas de formule simple ! il n'y en a même tout simplement pas : pendant 40 ans on a cherché la formule "ce qu'est un chat"... on ne trouvera jamais pourquoi un ensemble de pixels ressemble à un chat ... Le machine learning répond en revanche à ce type de problème :

 

AI Masters Jan25.009-1.jpeg


En machine learning, si on fournit au système en input dix mille photos de chats, étiquetées comme tels, une fois entraîné le système pourra reconnaître des chats sur de nouvelles images. Tel est le principe du machine learning. La limite du procédé tel que décrit, c'est qu'il faut étiqueter "à la main" les images.

 

 

Deep learning

 
Mais depuis peu est opérationnelle une nouvelle technologie de machine learning en passe de révolutionner les méthodes de l’IA : le deep learning ou « apprentissage profond » — dont le Français Yann LeCun, professeur à l'Université de New York et Directeur de Facebook AI Research, est un des trois "parrains" fondateurs. Cette nouvelle technologie d’apprentissage, basée sur des réseaux de neurones artificiels numériques, va permettre cette fois-ci au système d' "apprendre à apprendre".  L'architecture interne du système modélise un réseau de neurones, composé de milliers d'unités (les neurones) qui effectuent chacune de petits calculs simples. "La particularité, c'est que les résultats de la première couche de neurones vont servir d'entrée au calcul des autres. Ce fonctionnement par « couches » est ce qui rend ce type d'apprentissage « profond »", détaille un chercheur en IA. La nouveauté, c'est qu'il y a tellement de couches que le système, par la puissance de calcul disponible, est capable de définir par lui-même (avant c'était fait à la main) les caractéristiques importantes [ les feature ] du modèle. Cette technologie d’apprentissage est utilisée pour comprendre la voix, être capable d'apprendre à reconnaître des visages etc.
 
Revenons à notre exemple du chat (j’ai remarqué que les spécialistes de l’IA adorent les chats). Comment reconnaître une image de chat ? Notre chercheur détaille le procédé du deep learning  : « Les points saillants sont les yeux et les oreilles. Comment reconnaître une oreille de chat ? L'angle est à peu près de 45°. Pour reconnaître la présence d'une ligne, la première couche de neurones va comparer la différence des pixels au-dessus et en dessous : cela donnera une caractéristique de niveau 1. La deuxième couche va travailler sur ces caractéristiques et les combiner entre elles. S'il y a deux lignes qui se rencontrent à 45°, elle va commencer à reconnaître le triangle de l'oreille de chat. Et ainsi de suite. À chaque étape — il peut y avoir jusqu'à une vingtaine de couches —, le réseau de neurones approfondit sa compréhension de l'image avec des concepts de plus en plus précis ». Au final, la machine aura découvert par elle-même le concept de chat. L’apprentissage reste toutefois supervisé.
 
Où l’on remarque qu’en tout cela la machine aura imité le fonctionnement logique de l’intelligence apprenante d’un humain.
 
 

Perspectives

  
Mais l’intelligence humaine, j’y reviens, ce n’est pas qu’affaire de logique et de raisonnement.
 
L’humain pense avec tout son corps, pas seulement avec son cerveau. Et le corps, c’est ce que Merleau-Ponty appelait son être-au-monde. Le corps est l’interface avec l’environnement. Le corps réagit à des sensations, des perceptions, il éprouve des émotions — et c’est avec tout cela, pas seulement avec son cerveau, que l’humain pense. Son intelligence — c’est-à-dire sa faculté de tout relier pour comprendre : un problème, une situation, un événement, l’art, la poésie, le spirituel — procède par déduction, induction mais aussi intuition et se nourrit des émotions. 
 
Des recherches sont menées pour tenter de relier l’apprentissage et la perception (grounded machine learning ). Il y a aussi cette question : l’apprentissage en IA se fait avec supervision — mais ce n’est pas comme cela que fonctionne un enfant : outre qu'il suffit à un enfant de voir quelques chats pour apprendre à les reconnaître (là où la machine a besoin de plusieurs milliers d'exemples), 95% de son temps, un enfant éveillé apprend de manière non supervisée : il apprend par exploration. Le Graal des chercheurs, le voilà : Est-ce qu’on peut faire de l’apprentissage non supervisé, comme font les enfants ? Mais on est devant un territoire sans carte… c’est une exploration dans l’inconnu. René Char dirait (a dit dans Feuillets d'Hypnos) : "Mettre en route l’intelligence sans le secours des cartes d’état-major"...
 
 
Les applications pratiques de l’IA cependant sont d’ores et déjà bien présentes parmi nous et continueront de se développer à la vitesse grand V : voiture autonome, reconnaissance vocale, reconnaissance faciale, domotique, finance, diagnostics médicaux etc. — l’IA va profondément modifier dans bien des domaines nos modes de vie, apportant avec elle une augmentation considérable de nos capacités physiques et rationnelles.
 
Cédric Villani, notre ci-devant mathématicien bien connu, lauréat de la médaille Fields en 2010 (l’équivalent du Nobel), député, qui doit remettre le 29 mars au Premier ministre un rapport sur les enjeux stratégiques et économiques de l’IA, a dit récemment : « L’intelligence artificielle sera partout comme l’électricité ». Je trouve ce propos pertinent. La fée électricité a révolutionné nos modes de vie mais tout en douceur : aujourd’hui on ne pourrait plus s’en passer, plus rien ne fonctionnerait sans elle. Ainsi en sera-t-il, je pense, de l’IA, qui est déjà en place dans de nombreux domaines de notre quotidien.
 
Quant à savoir s'il faut craindre l'IA, comme pour toute forme de technologie, tout dépend de ce qu'on en fait ou fera...
  

                                                                                                                 

Alexandre Lebrun
J'adore ce mec 
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 Alexandre et Cédric Villani
 
 
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 (post d'Alexandre sur FB : L'affiche annonce  " IA espoir et danger "
— si j'ai bien compris, l'espoir c'est Cédric V. et le danger c'est moi...)

                                                                       

 

 
Mes remerciements à mon fils Alexandre, spécialiste en la matière, qui a revu, complété et corrigé mon texte sur les parties techniques et fourni les schémas dillustration — et qui, à ma demande, a ajouté ces quelques lignes donnant son point de vue :
 

 

Dans la phase actuelle d'emballement médiatique, on entend tout et n'importe quoi sur l'IA. Le rapport signal/bruit est faible. Le paradoxe c'est que tout en surestimant la proximité, voire la possibilité des choses qui relèvent du fantasme — l'IA "générale" a l'intelligence au niveau d'un humain, a ses propres intentions, s'adapte, nous dépasse... — nous sous-estimons en même temps l'immense impact que ces nouvelles technologies auront, au cours des vingt ans à venir, sur notre société et nos entreprises. Nous surestimons l’IA qui va *remplacer* l’homme, mais sous-estimons celle qui va l'*augmenter*. Comme internet auparavant, et l’informatique encore avant, et finalement tous les outils depuis l’aube de l’humanité, l’IA rendra l’homme plus puissant, pour le meilleur et pour le pire. Notre génération a la lourde responsabilité de trouver les moyens de se servir de l’IA pour améliorer l’humanité, plutôt que d’en aggraver les problèmes.

 

 



15/03/2018
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