"Arrêtez de parler du cancer comme d'une guerre à gagner" ou, de la liberté d'être
Un ami m’a envoyé le texte d’une journaliste américaine qui a survécu au cancer mais n’aime pas qu’on dise qu’elle s’est « battue » contre lui. Titre de l'article : "Arrêtez de parler du cancer comme d'une guerre à gagner". Ce texte, me disait mon ami, « va dans le bon sens, même si je pense que la fin est un peu courte » .
Je redonne d'abord l'essentiel de l'article, qu’on peut retrouver en intégralité ici .
La journaliste réagit à l’annonce récente que John McCain, 80 ans, sénateur républicain de l'Arizona, ancien pilote prisonnier de guerre au Vietnam, dont le vote a bloqué fin juillet la suppression de l'Obamacare, était atteint d'un cancer. Le sénateur a reçu beaucoup d’encouragements l’invitant à "se battre", l'accompagnant dans cette "guerre", ce "combat".
La journaliste exprime son malaise devant ce type de réactions, qu’elle-même a connues. « Les étrangers et les amis qui m’aimaient me disaient ces choses-là aussi. Je sais qu'ils ne pensaient pas à mal. Comme eux, j'ai grandi en voyant le cancer comme un combat, quelque chose qu'on peut 'battre', si on a assez de 'force' en soi. »
Mais qu’est-ce que le cancer ? "Le cancer, je l'ai vite appris, est un pétage de plombs de mes propres cellules. Soudainement tout le champ lexical devient donc confus. Suis-je l'armée envahissante ou le champ de bataille ? Suis-je le soldat ou un otage que le soldat essaye de libérer ? Suis-je tout cela à la fois ? Et si la chimiothérapie, la radiothérapie, la chirurgie et les médicaments ne fonctionnent pas, et que je meurs, les gens seront-ils déçus par moi parce que je ne me serais pas 'battue' assez fort ? Pour moi, le cancer n'a jamais été une guerre. Le cancer n'était pas quelque chose que 'j'avais', mais un processus par lequel mon corps passait. »
La journaliste en vient donc à cette conclusion :
"J'aimerais faire une proposition, qu'on appelle juste le cancer par ce qu'il est. La guerre, c'est la guerre. Le cancer, c'est le cancer. Le cancer est une maladie de cellules biologiques parmi lesquelles certaines cellules cessent d’obéir aux bonnes instructions qu'on leur donne. Elles accaparent les ressources partagées du corps, et se répliquent encore et encore, jusqu'à ce que les organes du corps ne puissent plus remplir les fonctions premières dont nous avons besoin pour vivre."
Cet article m’a donné à réfléchir, d’autant que le départ d’un ami il y aura bientôt deux ans, dans une situation assez semblable, du fait d’un cancer, et celui très récent d’un autre ami, non du cancer mais il était diabétique et avait eu plusieurs alertes cardiaques le sensibilisant au sentiment de fin de vie — ces deux départs dans des circonstances différentes m’ont mis en face d’une interrogation, proche de celle que traite la journaliste, à savoir comment faire face à ce qui nous arrive ? Quelle attitude avoir devant la maladie ? S’agit-il de combat, de bataille à gagner, ceci m'interroge.
"La guerre, c'est la guerre. Le cancer, c'est le cancer". Je comprends que les deux situations sont différentes, une guerre ça se déclare, les enjeux dépassent la personne engagée dans le conflit etc. — mais je comprends aussi qu'on puisse trouver des analogies entre la capacité de la personne à faire face à la maladie, et celle de celui qui est engagé dans une guerre. On parlera alors, par exemple, du courage, ou de l'esprit combatif avec lequel le malade affronte la maladie — sans que ce vocabulaire soit perçu comme guerrier, tout de même que Voltaire parlait de la vie comme d'un "combat perpétuel", au sens de lutte contre les obstacles, les difficultés.
Dans cette lutte qu'ils ont menée, mes amis ont fait preuve d'un grand courage — et ils ont cultivé aussi, à mes yeux, une certaine sérénité, que j'appelle sagesse.
J’ai eu le sentiment qu’ils s'employaient à accueillir la maladie comme tout événement de la vie. Dans la vie il y a plein d’événements heureux, nous les accueillons spontanément comme tels. Il y a aussi des événements malheureux, au lieu de nous conforter ils nous agressent, mais peut-être sont-ils eux aussi à accueillir comme des événements de la vie.
Ceci demande, du fait de l’élément menaçant, une certaine mise à distance, ne pas devenir sa maladie mais la tenir à l’écart en portant sur elle un regard objectif, quasi scientifique comme le faisaient mes amis et comme le fait la journaliste ("Le cancer, je l'ai vite appris, est un pétage de plombs de mes propres cellules. […] Le cancer n'était pas quelque chose que 'j'avais', mais un processus par lequel mon corps passait. »), et faire face avec sagesse à ces transformations.
La sagesse dans ces événements de la vie est une manière d’être. Je pense qu’il en va avec la vie comme avec la liberté. La liberté, nous l’éprouvons d’abord spontanément comme la liberté d’agir, d’aller où nous voulons, de faire ce que nous voulons. Cette liberté d’agir peut être restreinte ou annihilée du fait d’événements comme une maladie grave.
Cependant, comme l’écrit en termes rigoureux la philosophe Anne Dufourmantelle, récemment disparue, « la liberté d’agir est infinitésimale en regard de la liberté d’être qui constitue en propre notre humanité. Sous la terreur et la torture, un être humain n’en reste pas moins libre de risquer jusqu’au bout sa vérité, c’est-à-dire quelque chose qui ne pourra pas lui être pris par la force. Parce qu’il est un être spirituel, cette liberté, qui en retour le fonde, il ne peut que l’abdiquer de lui-même ».
La sagesse, dans les circonstances si difficiles évoquées ici, quand la liberté d’agir est restreinte, quand on ne peut plus faire ce qu’on veut comme on veut, serait d’exercer jusqu’à l'extrême cette liberté que rien ni personne ne peut aliéner, sa liberté d’être.
De cette liberté d'être, on trouve des exemples poignants dans les témoignages de survivants des camps de concentration. Dans un camp de concentration, tout concourt à enlever au prisonnier son autonomie. Tous les buts de son existence lui sont ravis. Il ne lui reste que "la dernière des libertés humaines" — choisir l'attitude qu'il adopte dans les situations qu'il est obligé de vivre. Ainsi, par exemple, de ce témoignage de Viktor Frankl, qui a survécu aux camps de concentration : "Ceux qui ont vécu dans les camps se souviennent de ces prisonniers qui allaient, de baraque en baraque, consoler leur semblables, leur offrant les derniers morceaux de pain qui leur restaient. Même s'il s'agit de cas rares, ceux-ci nous apportent la preuve qu'on peut tout enlever à un homme excepté une chose, la dernière des libertés humaines : celle de décider de sa conduite, quelles que soient les circonstances dans lesquelles il se trouve."
Cette dernière des libertés humaines : la liberté d'être.
__
A découvrir aussi
- Deux personnages en quête d'hauteur
- De la mandorle
- La politique à l'image de la société, un monde qui se défait
Retour aux articles de la catégorie Billets d'humus -
⨯
Inscrivez-vous au blog
Soyez prévenu par email des prochaines mises à jour
Rejoignez les 104 autres membres