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De Lucien Jerphagnon

 

Lucien Jerphagnon, philosophe et historien de la pensée antique, professeur émérite des Universités, vient de disparaître, à l'âge de 90 ans. J'aurais aimé connaître personnellement ce professeur, dont la réputation de sérieux dans la compétence mais aussi d'humour et de jovialité est partagée par tous ceux qui ont eu la chance de l'avoir eu pour maître [dont Michel Onfray].

Je ne connais de Jerphagnon que quelques-uns de ses livres, mais alors ! quel bonheur de le lire ! d'apprécier son style rapide et séduisant, sa verve, ce je-ne-sais-quoi inspiré de son maître Vladimir Jankélévitch comme s'il survolait malicieusement sa propre écriture pour s'en moquer juste ce qu'il faut, et dans le même temps nous livrer le meilleur de son érudition, comme si de rien n'était.

Jerphagnon se définissait lui-même avec humour "une bête hybride, mi-philosophe, mi-historien". Dans son dernier livre, dont le titre annonce la tonalité, De l'amour, de la mort, de Dieu et autres bagatelles, un livre d'entretiens paru le 1er septembre - tout juste quinze jours avant qu'il ne tire sa révérence - il choisit de mettre en exergue cette citation de Jankélévitch : "On peut, après tout, vivre sans le je-ne-sais-quoi, comme on peut vivre sans philosophie, sans musique, sans joie et sans amour. Mais pas si bien" [Philosophie première].

Voilà. Pas si bien. Aussi Jerphagnon n'aura pas vécu sans ce je-ne-sais-quoi, non plus que sans philosophie, sans musique, sans joie et sans amour.

Spécialiste de la pensée grecque et romaine, Jerphagnon se voit lui-même comme "un barbouze de l'Antiquité, un espion. Je ne suis pas un intellectuel. Je n'estime pas mes idées imputrescibles. D'ailleurs, je me garde de l'esprit de sérieux : il vous conduit toujours à la connerie".

L'introduction de sa magnifique Histoire de la pensée, philosophies et philosophes, Antiquité et Moyen Âge, donne le ton. Extrait : "Cet accès à l'histoire de la pensée antique et médiévale, je voudrais le rendre aisé, et si possible agréable. Si je devais donner à un habitant d'une île perdue du Pacifique, et qui n'en serait jamais sorti, l'idée de ce que peut être le réseau ferroviaire français, je ne crois pas que je commencerais par lui exposer, ligne par ligne, les différentes régions en lesquelles se divise notre SNCF. Point ne le conduirais-je à travers cinq ou six changements, de la gare de Fresnes-en-Saulnois (Moselle) jusqu'à celle de Vernet-les-Bains (Pyrénées Orientales), ni ne lui raconterais par le menu l'évolution de la chaudière à vapeur de 1878 à 1938, période passionnante en vérité. Simplement, je lui montrerais les grandes lignes telles qu'elles rayonnent au départ de Paris vers nos côtes et nos frontières, et lui ferais voir sommairement les grandes traversales. Pourquoi procèderais-je autrement ici, sous prétexte qu'il s'agit de philosophie ? [...] Ce sera donc une 'approche', ce qui exclut les développements trop spécialisés, les cheveux coupés en quatre, et ce langage des philosophes, à ce point ésotérique qu'il en devient impoli. Restons donc comme tout le monde. J'ai autrefois cédé au genre, et j'ai écrit de ces livres bardés de notes, avec grec et latin à tous les étages, qui découragent les hommes de bonne volonté. Le goût m'en a quitté avec les forces. Le lecteur se rassurera peut-être de savoir que j'ai su le faire [...]".

Pour le plaisir, pour le bonheur de la lecture, quelques remarques ou observations glanées ici ou là dans son Histoire de la pensée :

"Ce qui prime, dans l'Antiquité, ce n'est pas l'individu, le moi ; c'est le clan, le groupe, la famille, le peuple, la cité. On ne se définit pas indépendamment de ses appartenances fondamentales. Spontanément, on pense : 'Nous, les Athéniens... Nous, les Juifs... Nous, les Romains..." - et non pas comme aujourd'hui : 'Je soussigné Dupont-Lajoie, avec ma petite histoire, mes libertés et mes droits de l'homme...' ".

À propos de la 'démocratie' d'Athènes [puisque, ici-même, un débat s'est instauré autour du billet "Et si la Chine avait raison ?] :

"Quand nous parlons, dans le cas d'Athènes, de démocratie, de gouvernement du peuple par lui-même, il ne faut rien exagérer, et se garder, en tout cas, de projeter sur ces temps nos propres conceptions.
Le peuple ? - Quel peuple ? N'avaient d'existence civile qu'un nombre assez restreint de gens. S'il reste difficile de proposer aujourd'hui une estimation sûre de la population dans l'Athènes classique, une chose est certaine : il faut en défalquer les esclaves, les femmes et les étrangers domiciliés (ou métèques), qui ne comptent pour rien politiquement. Si bien qu'on aboutit à une proportion d'un citoyen en titre pour dix habitants. De plus, la 'démocratie athénienne' était réservée à l'usage interne : les cités qu'Athènes fédérait n'avaient aucun droit à disposer d'elles-mêmes, et se voyaient réduites au statut de colonies. Cela dit, comment fonctionnait le système ? C'était une démocratie directe, sans députés. À la tête, un conseil de cinq cents personnes, la boulè ; les magistratures sont tirées au sort. La justice est rendue par un tribunal populaire, sans juges professionnels [...]".

De Platon : "Il se défiait beaucoup de l'écrit, qui fige la pensée et la fait tomber en cet état entre toutes les mains [...]. 'C'est pourquoi, écrit Platon, tout homme sérieux se gardera bien de traiter par écrit des questions sérieuses et de livrer ainsi ses pensées à l'envie et à la bêtise de la foule'. Aussi, quand un écrit vous vient entre les mains, il faut se dire 'que l'auteur n'a pas pris cela très au sérieux s'il est lui-même sérieux, et que sa pensée reste enfermée dans la partie la plus précieuse de l'écrivain' [...]. Dans le Politique, où Platon distingue dans un problème la solution et le cheminement, il est bien précisé que c'est le second qui importe, car il rend l'interlocuteur apte à trouver le premier. Cela étant, on comprend que pour Platon ce soit la forme dialoguée qui convienne le mieux".

D'Aristote : "Autant le dire sans ménagement, Aristote est sans charme ni attraits. Platon souvent s'envolait et nous emportait vers les cieux. Aristote reste sur terre, parce que c'est là notre séjour, et que les cieux nous sont inaccessibles. Le corpus aristotélicien, tel qu'il se présente épars dans un grand nombre d'éditions savantes, est à peu près impénétrable, sauf à consentir un effort sérieux, parfois décourageant, d'érudition".

Etc. Un dernier aphorisme de Lucien Jerphagnon :

 

Les gens qui ont des certitudes sont sûrs de se coucher le soir aussi cons qu'ils se sont levés le matin.



26/09/2011
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