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De Palo Alto à Narcisse

 

 

Suite de mes impressions américaines. Je voudrais essayer de cerner ce que j'ai ressenti du mode de vie là-bas, dans cette city, remarquable à plus d'un titre, qu'est Palo Alto - sachant bien ce qu'a de singulier cette expérience, même pour l'Amérique, encore plus pour nous et, cependant, cela dit quelque chose, me semble-t-il, de notre société tout autant que de la société américaine. D'où l'intérêt de tenter d'approfondir.

L'impression première est de vivre dans une sorte de bulle. À l'intérieur de la bulle, tout est lisse, pas d'aspérités, rien ne dépasse - à l'image du gazon de Stanford. Ici les gens sont cool ; ils sont affables, souriants, vous aident volontiers (même le contrôleur du Caltrain qui relie Palo Alto à San Francisco, prend son temps pour nous expliquer qu'on n'a pas pris les bons billets, on a trop payé, il existe un tarif senior etc...) ; les tenues sont décontractées, sans être relâchées ; pas d'énervements sur la voie publique ; pas de violence -  mais on ne peut oublier, mentalement, que East Palo Alto, où sont confinés les Latinos, Afro-Américains et autres populations de couleur,  n'est qu'à quelques miles, de l'autre côté de l'autoroute US 101... (comme Paris s'est protégé de la population ouvrière en la repoussant au-delà des fortifications, le périphérique actuel, d'où la signification, pas neutre sociologiquement parlant, de Paris intra-muros ...)

Cette impression de bulle se complète par l'impression de flotter - exactement comme une bulle sur le courant de l'eau ou dans les airs. Je veux dire par là qu'on a le sentiment, diffus mais réel, de manquer en quelque sorte de gravité, au sens de centre de gravité : comme dans le film Gravity, où deux astronautes, à la suite d'un accident, se retrouvent à flotter dans l'espace sans aucune aide possible. Pour dire les choses autrement, il en va comme si tout cela manquait d'enracinement.

Ceci se perçoit, par exemple, dans le rapport à la nature. La nature est partout présente, mais on ne sent pas de vrai contact. Certains jardinets implantés devant les maisons dans les avenues de Palo Alto sont "designés" à base de plantes potagères (c'est la dernière mode) : mais les légumes ne sont là que pour la décoration, on ne les consomme pas. Dans le Whole Foods Market on trouve un échantillon extraordinaire de produits variés adaptés à toutes les demandes, y compris les régimes spéciaux (dairy free, gluten free, low fat, low sodium, vegetarien etc.) mais rarement les légumes à l'état naturel : les pommes de terres, carottes etc. sont empaquetées épluchées, les salades toujours préparées etc. Il faut se rendre à l'unique marché hebdomadaire de producteurs locaux pour voir/toucher/goûter les produits à l'état nature.

Dans les rapports entre les gens on ne sent pas non plus de vrai contact. Les relations, si elles sont affables, semblent rester à la surface. J'ai été surpris de constater, à une "fête de voisins", que des gens, habitant un même block de maisons, depuis plusieurs années parfois, s'adressaient la parole pour la première fois. La topographie des lieux au demeurant est peu favorable aux rencontres. À l'exception des quelques blocks du downtown où se concentrent les commerces, restaurants etc., Palo Alto est constitué quasi exclusivement de maisons individuelles plus ou moins spacieuses distribuées à la suite les unes des autres le long de larges avenues magnifiquement arborées, avec de part et d'autre de la chaussée des cheminements piétonniers avenants, mais qui restent pratiquement déserts. Les maisons elles-mêmes paraissent désertes dans la journée : peu de signes de vie sociale extérieurs. 

À ces observations, j'ajoute que l'identité semble organisée à partir d'une reconnaissance de soi par le semblable. Comme chez nous à NAP (Neuilly-Auteui-Passy : où, il y a peu encore, des "rallyes", ouverts exclusivement à la société de NAP, permettaient la reproduction du milieu en faisant se rencontrer des jeunes issus de la même société), le groupe se constitue par la reconnaissance du semblable, ici la reconnaissance de l'argent (il faut beaucoup d'argent pour vivre à Palo Alto, la vie y est très chère, l'argent est un discriminant, mais c'est aussi ici qu'on trouve de l'argent pour lancer des projets innovants). Le lien social est fondé sur l'appui pris dans autrui, dans la mesure seulement où autrui partage la même jouissance de l'argent. Cette jouissance, du fait même de la similitude de ceux qui la partagent, devient une jouissance en miroir.

Tous ces traits sont comme grossis à Palo Alto et donc assez aisément repérables. Mais, à y réfléchir, ils ne dessinent rien de neuf qu'on ne rencontre dans la société de consommation. Ils sont, disons, plus appuyés, et offrent, de ce fait, une lecture plus aisée, qui vaut pour toutes nos sociétés occidentales - lesquelles auraient bien à apprendre du mythe de Narcisse, qui, précisément, me vient à l'esprit quand je me remémore ces impressions.

L'histoire de Narcisse, tout le monde la connaît plus ou moins, mais souvent à travers la lecture particulière qu'en a faite Freud. En référence au mythe de Narcisse  Freud inventa le terme de narcissisme et bâtit toute une théorie, en 1910, pour rendre compte du choix d'objet chez les homosexuels et, par la suite, introduira le concept de narcissisme dans l'ensemble de la théorie psychanalytique... 

Mais le mythe existait avant Freud. Et il vaut la peine de se laisser "raconter" à nouveau l'histoire, sans a priori, à travers le récit que nous en fait Ovide dans les Métamorphoses.

Narcisse était né des amours du dieu-fleuve Céphyse et de la nymphe-ruisseau Liriopé. L'enfant était beau, comme peut l'être un demi-dieu. Le devin Tirésias prédit de lui, un peu énigmatiquement, comme il en va de tout devin qui se respecte, qu'il vivrait vieux, "aussi longtemps qu'il ne se connaîtra pas"... Jeune homme, il ne laissait pas indifférents les filles et les garçons qui tournaient autour de lui, mais, précise Ovide, "sa tendre beauté cachait un orgueil intraitable". La nymphe Écho, qui, suite à un châtiment divin, ne pouvait que répéter les dernières syllabes de ce qu'elle entendait, tombe amoureuse de lui. Las ! Narcisse la repousse : "Plutôt mourir que m'abandonner à toi !" -  "À toi... À toi...", répète Écho tristement, avant de se retirer au plus profond des bois, à jamais inconsolable... 

Mais voici qu'un de ceux que Narcisse avait blessés adressa aux dieux une prière : "Que celui-là qui n'aime aucun autre s'éprenne de lui-même". Némésis, la déesse de la juste colère, se charge de mener ce voeu à bien. Tandis que Narcisse se penchait pour boire sur le bord d'un lac dont les eaux, dit le texte, "brillaient comme l'argent" (l'argent dont les Anciens faisaient des miroirs), il se voit et tombe amoureux de sa propre image. Mais à l'instant où ses lèvres joignent celles de son reflet l'image se brouille... "Seule la mort me délivrera" : Narcisse se consume de ne pouvoir se joindre. Écho se tient à ses côtés, mais ne peut rien pour lui ; seulement, quand en mourant il s'adressa à son image : "Adieu, - adieu", alors elle répéta ces mots, comme une dernière plainte. Et Narcisse au séjour des morts se mirait encore, dit le texte, dans les eaux noires du Styx. Sur la terre, une fleur venait d'éclore, qui porterait à jamais son nom...

Voilà pour ce mythe, qui a de quoi nous intriguer : au fond, de quoi est puni Narcisse, que lui reprochent les dieux ? Selon le thème grec de l'ubris - c'est-à-dire la démesure ce qui est reproché à Narcisse, c'est qu'il prétend s'accomplir, non avec et à travers les autres (ce qu'on nomme l'altérité), mais tout seul : et il ne saisit que son reflet - et encore même pas, l'image se brouille. Il s'affranchit de la sorte de l'humaine condition qui veut que l'homme se construit, ne se construit que dans l'altérité. Narcisse s'exténue pour avoir transgressé la loi de la mesure : s'absorbant dans son reflet, il échoue à se réaliser.

C'est ce qui se passe avec notre société de consommation. Que sont les marchandises toujours renouvelées, toujours présentées comme des réponses conformes, voire anticipant le désir "pré-formaté" du consommateur, sinon des reflets renvoyant à l'homo economicus sa propre image afin qu'il se complaise dans l'amour de lui-même c'est-à-dire du semblable, sans jamais rencontrer une réelle altérité, développant ainsi en lui une globalisation de l'indifférence. Un bouclage sur soi mortifère.

Les dieux reprochent à Narcisse d'avoir vécu dans l'illusion : il avait des atouts - il était beau, il était jeune... -  il a cru se connaître, mais il s'est manqué : il n'a rencontré que son reflet. Que fait d'autre notre société de consommation, qui s'épuise dans la recherche du même, son propre reflet, léger, artificiel : mêmes modèles, mêmes jouissances... ? L'homme sans gravité.



17/10/2013
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