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Dites-nous comment survivre à notre folie ?

Dédié à  D.H.

 

"Dites-nous comment survivre à notre folie ? " est le titre - prémonitoire - d'un des livres de l'écrivain japonais Kenzaburô Ôé, prix Nobel de littérature 1994. Interrogation prémonitoire en regard du désastre de la catastrophe nucléaire que subit le Japon.

 

"Dites-nous comment survivre à notre folie ?" - à la folie des hommes.A la barbarie des nazis, Etty Hillesum - que j'ai évoquée dans le dernier billet d'humus - jeune femme juive née en Zélande (Pays-Bas) le 15 janvier 1914, morte à Auschwitz le 30 novembre 1943 à l'âge de 29 ans, oppose - je reprends l'émouvante citation de son journal à la date du 24 septembre 1942 : "C'est comme une petite vague qui remonte toujours en moi et me réchauffe, même après les moments les plus difficiles : 'Comme la vie est belle pourtant !' C'est un sentiment inexplicable. Il ne trouve aucun appui dans la réalité que nous vivons en ce moment" [Une vie bouleversée, Journal et Lettres, coll. Points, p.221].

Qu'est-ce que cette "petite vague" qui remonte toujours et réchauffe envers et contre tout ? Qu'est-ce que ce "sentiment inexplicable" qui lui donne la force et la volonté "d'être sur tous les fronts et parmi ceux qui souffrent" [id] et survivre ?

En maints endroits de son journal, et de plus en plus alors qu'elle pressent la fin arriver, Etty fait référence à ce qui l'anime au plus profond : c'est, dit-elle, une "force élémentaire" qui s'impose à elle, un sentiment intérieur très fort qui la fait aller "jusqu'à la réalité la plus nue des choses", une démarche qui la fait puiser dans son intériorité la plus profonde et lui donne une vision du monde autre.

Quelle est la dimension de cette intériorité dont elle témoigne avec tant de constance ? Ce n'est pas un repli sur soi, un retrait obscur, un repliement. Etty n'est pas fermée sur elle-même. Quand elle affirme la puissance de son intériorité - le mot qui lui vient est celui de "dialogue", une relation d'être à être : "Je poursuis un dialogue extravagant, infantile ou terriblement grave, avec ce qu'il y a de plus profond en moi et que pour plus de commodité j'appelle 'Dieu'" [Annexe p.4]. [Note : La famille Hillesum était juive mais non pratiquante. Etty ne fait jamais référence à aucun dogme ni tradition particulières. Ce qu'elle a de plus profond en elle avec qui elle est reliée - elle l'appelle Dieu "pour plus de commodité" : Dieu,  le Soi, le Tout...]

"Voilà peut-être ce qui exprime le plus parfaitement mon sentiment de la vie : je me recueille en moi-même. Et ce 'moi-même', cette couche la  plus profonde et la plus riche en moi où je me recueille, je l'appelle Dieu"  [Journal, p.207].

Ce dialogue, cette résonance, d'être à être, n'est pas innée. Tout au début de son journal -  journal qu'elle commence en mars 1941, bien avant les déportations massives qui commencèrent à Amsterdam en juillet 1942, donc en dehors de ce contexte, dans le but personnel de comprendre ce qui lui arrive à travers la rencontre qu'elle vient de faire, en février 1941, avec un personnage hors du commun, Julius Spier, et la relation qui s'ensuit - Etty note : "Etre à l'écoute de soi-même. Se laisser guider, non plus par les incitations du monde extérieur, mais par une urgence intérieure. Et ce n'est qu'un début. Je le sais. Mais les premiers balbutiements sont passés, les fondements sont jetés." [Journal, p.98]

"J'ai ma force intérieure et cela suffit, le reste est sans importance" [Journal, p.153] . Cette force intérieure est le secret d'Etty. "Premier effort de résistance aux impositions du monde extérieur, de plus en plus cruelles", qui, plus tard, dans l'enfer du camp de Westerbork, puis celui d'Auschwitz, "lui permettra d'affronter le pire en pleine conscience et sans haine."[Anne Mounic : A propos d'Etty Hillesum http://temporel.fr]


Affronter comment ? Survivre comment ? Forte de cette urgence intérieure qui jour après jour la maintient reliée à soi-même, avec le plus profond d'elle-même, Etty est comme immergée, plongée dans la joie d'être. C'est cette joie, intime, indestructible, d'être, qui coule paisiblement, obstinément, comme le mince filet d'eau vive d'une source jamais tarie inlassablement s'offre et contourne les obstacles, qui fonde en définitive la position d'Etty.

 

Etty accepte. Elle ne se résigne pas, elle accepte, elle veut partager le destin de son peuple  :  "Les gens ne veulent pas l'admettre : un moment vient où l'on ne peut plus agir, il faut se contenter d'être et d'accepter. Et cette acceptation, je la cultive depuis bien longtemps, mais on ne peut le faire que pour soi, jamais pour les autres."[Lettres, p.299]

 

"Pour nous, je crois, il ne s'agit déjà plus de vivre, mais plutôt de l'attitude à adopter face à notre anéantissement." [Lettres, p.302]  Etty est lucide : "Bien sûr, c'est l'extermination complète !" [Journal, p.237] Face à toutes ces terribles questions : "... Que se passe-t-il  donc, quelles sont ces énigmes, de quel fatal mécanisme sommes-nous prisonniers ?" [Lettres, p.325],  Etty n'a de cesse que d'accepter de partager le sort de son peuple et "vivre en poète cette vie-là (oui, même cette vie-là !) et pouvoir la chanter." [Journal, p.237] 

A la folie des hommes, Etty oppose la joie et la puissance de cette intériorité, dont Kierkegaard fait le fondement de l'individu :

Voici donc la formule qui décrit l'état du moi, quand le désespoir en est entièrement extirpé : en s'orientant vers lui-même, en voulant être lui-même, le moi plonge, à travers sa propre transparence, dans la puissance qui l'a posé.

                                                         [Traité du désespoir, 1ère partie, Livre 1]

 

Extrait de Lettre d'Etty, écrite de Westerbork, mardi 8 juin 1943

 

Mardi matin, 10 heures

Chers amis,

Il ne reste plus beaucoup de lande ici entre les barbelés, on construit sans arrêt de nouvelles baraques. Il  n'y a plus qu'un petit lopin coincé dans un angle du camp et c'est là que je me tiens, au soleil, sous un magnifique ciel bleu, entre quelques buissons bas. En tournant la tête à gauche, je vois s'élever une colonne de fumée blanche et j'entends le halètement d'une locomotive. Les gens sont déjà entassés dans les wagons de marchandises, les portes se ferment [...] La locomotive jette un cri affreux, tout le camp retient son souffle, trois mille juifs de plus nous quittent. Là-bas, dans les wagons de marchandises, il y a plusieurs bébés [...]

Les wagons de marchandise étaient entièrement clos, on avait seulement ôté çà et là quelques lattes et, par ces interstices, dépassaient des mains qui s'agitaient comme celles de noyés.

Le ciel est plein d'oiseaux, les lupins violets s'étalent avec un calme princier, deux petites vieilles sont venues s'asseoir sur la caisse pour bavarder, le soleil m'inonde le visage et sous nos yeux s'accomplit un massacre, tout est si incompréhensible.

Je vais bien.

Affectueusement

Etty.

 

[Note : Le camp de Westerbork, installé en Hollande dans une lande inculte à une trentaine de kilomètres de la frontière allemande,  a servi, de juillet 1942 à septembre 1944, de 'camp de transit'  pour quelque cent mille Juifs néerlandais déportés . De semaine en semaine, quatre-vingt-treize convois les emportèrent vers Auschwitz]

 

 

 

Creuse dans ton intériorité.

Au dedans de toi se tient la source du bien, qui toujours peut jaillir si tu creuses toujours.


Marc Aurèle, A soi-même, Pensées , Livre VII, 59



26/03/2011
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