Du bien commun
Le droit est dans la force. [...] Celui qui veut régner doit recourir à la ruse et à l'hypocrisie. [...] Le résultat justifie les moyens [...]. Nous ne devons pas nous arrêter devant la corruption, la tromperie et la trahison, toutes les fois qu'elles peuvent servir à atteindre notre but.
Ils sont un troupeau de moutons, et nous sommes pour eux des loups. Et vous savez ce qui arrive aux moutons quand les loups pénètrent dans la bergerie ? [...]
De nos jours la puissance de l'argent a remplacé le pouvoir des gouvernements libéraux. [...] Tous les rouages du mécanisme gouvernemental dépendent d'un moteur qui est entre nos mains, et ce moteur c'est l'argent. [...] Les crises économiques ont été produites par nous. [...]
Encore un peu de chemin, et le cercle [...] sera fermé. Quand ce cercle sera fermé, tous les États y seront insérés, comme dans un fort étau.
Ces lignes, traduites du russe, sont extraites des Protocoles, qui se présentent comme les minutes de séances secrètes - vingt-quatre dans la version de Serge Nilus (1862-1929) - tenues on ne sait où ni quand, par un groupe de "Sages" inconnus. Un orateur anonyme s'adresse à ses pairs pour leur rappeler les idées directrices de leur programme secret de domination du monde et les informer de l'état actuel de sa réalisation.
Ce texte est daté : 1905. Le temps aura passé, dira-t-on.
Cependant, ce n'est pas le temps, mais nous qui passons. Le contexte a changé, mais le texte conserve toute son acuité, son actualité.
Un siècle plus tard, nous y voilà. La Finance s'avance masquée sous les traits de l'inéluctable mondialisation et règne en maître absolu. Elle a envahi tous les domaines de l'espace public. Plus rien ne lui échappe : ni le pouvoir, ni la culture, l'éducation, la santé, ce qui reste des services publics - rien de l'espace dans lequel nous nous mouvons.
Dans le même temps, confusément, on devine la prochaine catastrophe, imminente. Les États, sur-endettés, sont proches de la cessation de paiement ["Nous sommes tous des Grecs"]. Les agences de notation ? Elles sont dans la logique du système : on a besoin d'informations pour spéculer. Et à partir du moment où la grande affaire est de spéculer, on a inventé des "produits de couverture" - les fameux "produits dérivés" comme les subprimes, à l'origine de la crise. D'où la pulvérisation de l'action politique : la spéculation se déchaîne.
Existe-t-il une issue ?
Il faudrait retrouver, aujourd'hui, la notion de "bien commun", chère au penseur politique qu'était Aristote.
Dans le livre I de son ouvrage Politique, Aristote montre la dignité de la cité en raison même de sa fin : le bien commun, qui est "meilleur" que celui de l'individu. Dans la nature, observe Aristote [qui a d'abord été un naturaliste], le bien est le "ce en vue de quoi" un être naturel est ce qu'il est ou a les caractéristiques qu'il a. Le bien est alors synonyme de cause finale. Or la cité [polis] a pour finalité, selon Aristote, le "bien vivre" [eù zen].
La question devient, si on suit le chemin qu'indique Aristote - littéralement la "méthode" [métà ôdòs : le "chemin vers"] - : comment opposer une fin de non-recevoir à la domination de la Finance, et restaurer en lieu et place de celle-ci, la véritable fin, la finalité vraie de la cité politique : l'humain, le "bien vivre" comme bien commun ?
La question est redoutable, l'interrogation béante.
Un premier axe de réponse, de défense serait d'attaquer frontalement le système : puisque tout est basé sur la spéculation, rendre celle-ci inopérante. Certains économistes, comme François Morin, défendent l'idée de créer une monnaie unique, commune à toute l'humanité : monnaie qui serait un "bien commun" pour l'humanité.
Le deuxième axe, nécessaire en tout cas, sera d'accompagner, ou préparer toute révolution extérieure par une conversion intérieure, développer la résistance intérieure - c'est-à-dire développer l'espace de liberté individuelle - le lieu nécessaire pour créer.
Au délire du sel sont toutes les lances de l'esprit...J'aviverai du sel les bouches mortes du désir.
[Saint-John Perse]
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