Du Cambodge (I)
De retour d'un voyage en routard au Cambodge, je livre ici quelques impressions vives ramenées de ce périple. L'avantage de voyager sac au dos en individuels est qu'on fait des rencontres, on a des échanges, qui marquent la mémoire et peuvent nourrir des projets.
Partis pour voir Angkor, nous avons vu Angkor... mais plus encore ! Nous avons découvert un pays beau, attachant, peu connu, des gens affables, souriants, mais qui restent profondément traumatisés par les tragiques évènements des années 1975 à 1979.
Lorsque les Khmers rouges pénètrent le 17 avril 1975 dans la capitale, Phnom Penh, après plusieurs années de guérilla, ils sont accueillis en libérateurs par les habitants qui haissaient le régime autoritaire de Lon Nol. Les témoins décrivent des scènes de liesse dans les rues, cependant que les combattants, très jeunes, silencieux, prennent possession des points stratégiques de la ville.
Le lendemain, coup de tonnerre : les "libérateurs" ordonnent l'évacuation TOTALE de la ville dans les 48 heures ! Le prétexte : des bombardements américains imminents [qui n'eurent jamais lieu bien sûr]. Les Kmers rouges promettaient le retour dans les trois jours.
Commence alors un incroyable exode dans la confusion la plus totale. Personne n'est épargné : sont jetés sur les routes des familles entières avec jeunes enfants, vieillards, éclopés, les malades des hôpitaux (des témoins rapportent des scènes de malades tirés dans leur lit ou poussés dans leur fauteuil roulant) : au total ce seront plus de 2 millions de personnes déportées de force vers les campagnes plusieurs années durant.
Epuisés, affamés, beaucoup perdront la vie pendant cet exode (on parle de 400 000 victimes), cependant qu'un certain nombre sont purement et simplement éliminés physiquement : tous ceux qui sont étiquetés "intellectuels" (universitaires, instituteurs, cadres, techniciens... il suffit même de porter des lunettes...) sont exécutés. Seuls échappent ceux réussissent à se faire passer pour des paysans.
L'idéologie des Khmers rouges fait tabula rasa du passé : "l'année zéro" est proclamée. Toutes les valeurs anciennes sont abolies. La nouvelle société est basée sur la classe paysanne : ceux qui vivaient dans les campagnes (et ont souvent soutenu la guérilla des Kmers rouges) sont appelés "le peuple ancien" ou "le peuple de base". Les déportés, qui vont servir de basse main d'oeuvre dans les villages, sont appelés "le peuple nouveau". Beaucoup ne survivront pas aux mauvais traitements, à la maladie, à la sous-alimentation. Au total on dénombrera près de 2 millions de morts.
C'est un véritable génocide qu'a subi le peuple cambodgien - plus troublant, c'est un auto-génocide : des Kmers par des Khmers.
Ces évènements d'il y a trente ans marquent toujours profondément les gens. Les anciens qui ont survécu n'en parlent pas volontiers. Personne ne parle non plus du procès en cours de quelques responsables Khmers rouges. Le traumatisme est toujours enfoui. (Cependant un médecin cambodgien retraité que nous avons rencontré, qui vit à Paris - mais revient 4 mois chaque année dans son pays pour donner des soins gratuits - nous a dit que maintenant que les ventres sont pleins [pas tous !] les traumatismes remontent.)
Quant aux jeunes, très nombreux [la moitié des Cambodgiens a aujourd'hui moins de 16 ans]- c'est une autre manière de traumatisme : ils vivent dans l'instant présent, dans une société qui a été coupée de toutes ses racines, toutes ses valeurs, sans référence au passé d'avant les Khmers rouges. Et comment refaire le pont ? Il manque toute une génération d'instituteurs, de professeurs, d'intellectuels... qui aurait permis une transmission. L'éducation aujourd'hui est dans une situation critique. 70% des instituteurs ont été tués, il manque 10 000 classes, il n'y pas de livres. Le niveau d'éducation est très bas. Plusieurs fois nous avons rencontré des jeunes qui nous demandaient dans un anglais approximatif : - "D'où venez-vous ?" - "De France" - "? ". Le mot France n'évoque rien pour eux. [Le Cambodge a tout de même fait partie jusqu'en 1954 de l'ancienne Indochine française...]
La famille a éclaté au cours des évènements. Certaines ont totalement disparu, d'autres ont été décimées, séparées, ne se recomposent pas. Certains - comme ce Cambodgien rencontré dans un bus, qui a vécu sur place les évènements - exilés, reviennent au pays pour de brefs séjours, mais leurs enfants ne les accompagnent pas. La violence a laissé des traces. Avec la cassure il n'y a plus de continuité entre les générations.
La foi (le bouddhisme est la religion officielle) a perdu beaucoup de vitalité dans le pays. Les jeunes n'y font guère référence, c'est une autre coupure avec les anciens, qui pratiquaient [comme leurs ancêtres d'Angkor - les temples en témoignent] un bouddhisme teinté d'hindouisme et d'animisme. Les jeunes sont en dehors de tout cela. Et beaucoup de pratiques ont viré au mercantilisme. Nous avons assisté à une étrange scène sur un coin de terrasse d'un restaurant local : cela ressemblait à un enseignement et s'est terminé par une remise d'argent en échange d'une sorte de talisman. Des personnes rencontrées nous ont confirmé que le bouddhisme ici n'a plus guère d'âme.
Quant à la nourriture, elle reste pour le plus grand nombre le souci majeur. Le Cambodge compte parmi les pays les plus touchés par la malnutrition, dont souffrent 45% des enfants. Cependant la natalité est très forte [5 à 6 enfants en moyenne dans les campagnes, 3 à 4 dans les villes, nous a-t-on dit], malgré un des plus fort taux de mortalité des enfants de moins de 5 ans [140 pour 1000].
Conséquence de la cassure : bien des enfants sont livrés à eux-mêmes, dans les rues, ils peuvent être facilement la proie d'un commerce, y compris d'un commerce sexuel. Ce danger est très souvent évoqué.
La reconstruction du pays se heurte à l'absence de moyens, à la corruption, à l'absence de droit. La corruption est visible partout. Si un policier arrête une moto [il y a énormément de motos, qui ont remplacé les vélos] ou un tuk-tuk [ce moyen de transport astucieux composé d'une sorte de charrette tractée par une moto, en remplacement des cyclo-pousses qu'on ne voit quasiment plus], il suffit au conducteur de donner quelques dollars ... les choses s'arrangeront : le policier, misérablement payé, arrondit ainsi ses fins de mois... Autre exemple : l'enseignement dans le primaire est gratuit, mais les enseignants sont si mal payés, que les parents sont censés donner de l'argent : tous les enfants ne peuvent aller à l'école.
L'ONU a débarqué en force en 1992 (20 000 casques bleus) pour contribuer à la reconstruction. Mais le bilan est mitigé. L'argent a coulé à flots mais n'a pas profité à tout le monde. Beaucoup d'ONG sont également arrivées dans le sillage de l'ONU. Certaines font un très bon travail, mais là aussi les retombées ne sont pas toujours aussi bénéfiques qu'on aurait pu l'espérer : salaires élevés, équipements (4x4 etc] achetés aux pays d'origine... l'image est quelquefois brouillée.
Mais il émerge aussi de très belles initiatives, souvent d'origine associative, des restaurants par exemple qui sont en même temps des centres de formation pour les métiers de l'hôtellerie adressés aux enfants des rues, ou des boutiques de commerce équitable travaillant directement avec les villages producteurs.
Parmi ces initiatives, il en est une, exceptionnelle, que le hasard d'une rencontre nous a fait connaître : une association, fondée par un couple de Français à l'âge de la retraite, qui prend en charge des enfants qui travaillent, vivent, se nourrissent sur la décharge de Phnom Penh, dans le but de les en sortir et les accompagner jusqu'à ce qu'ils aient un métier.
Le récit détaillé de cette initiative fera l'objet d'un prochain billet.
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