Du processus de décivilisation
Le président de la République a récemment utilisé le terme de « processus de décivilisation » dans une prise de parole lors d'un conseil des ministres, dans un contexte de multiplications des violences ces dernières semaines en France (agression mortelle d’une infirmière à Reims, mort de trois policiers à Villeneuve-d’Ascq lors d’un accident causé par un conducteur alcoolisé et drogué, incendie du domicile du maire de Saint-Brevin-les-Pins par des opposants à un projet de centre d’accueil de demandeurs d’asile etc.). Le président a déclaré : « Il faut être intraitable sur le fond. Aucune violence n’est légitime, qu’elle soit verbale ou contre les personnes. Il faut travailler en profondeur pour contrer ce processus de décivilisation ».
Le problème est que cette parole — qui nous est rapportée, donc destinée à être connue et partagée — n’est accompagnée d’aucune explication, laissant le champ libre à pas mal d’interprétations ou récupérations. L’emploi du terme n’est pas anodin dans le contexte de politique politicienne... Au-delà de ces considérations, je m’interroge donc ici sur le terme de « décivilisation » et son contenu.
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Le terme n’est pas difficile à comprendre en soi. Il est composé du mot « civilisation », auquel on ajoute le préfixe « dé- » pour lui donner un sens opposé, comme « déconstruction ». Ce dernier terme nous est bien connu, on voit cela placardé sur des chantiers, informant qu’ici on « défait une construction ». De même, l’emploi du mot « décivilisation » donne à entendre que là on « défait une civilisation ».
Mais en quel sens défait-on une civilisation ? La déconstruction, sur un chantier, on le sait, se fait de nos jours de façon méthodique. Dans le bâtiment et travaux publics (BTP), on définit cela comme « une activité de démantèlement sélective et réfléchie d’éléments bâtis. » On parle davantage de déconstruction plutôt que de démolition, la déconstruction comprenant le tri sélectif des matériaux.
Une civilisation se définit le plus communément comme le fait pour un peuple de quitter une condition première pour progresser dans le domaine des mœurs, des institutions, des connaissances, des idées. Donc, si la civilisation désigne un processus historique de progrès matériel, social et culturel, la décivilisation paraît logiquement exprimer l’idée d’une « régression » de ce processus de progrès.
La difficulté commence ici : quel contenu donner à cette idée de régression d’un processus de progrès ?
La notion de progrès, on le sait, a subi bien des avatars depuis qu’elle a été portée par les Lumières. On ne croit plus au progrès indéfini, certaines valeurs portées par le progrès sont même questionnables. Ce qui « valait » pour un temps ne vaut plus pour le nôtre, grâce à l’éveil des consciences (évoqué dans le dernier billet). L’idée de « race » par exemple n’est plus admise aujourd’hui, avec ce qu’elle comportait de jugement, implicite ou explicite, sur la qualité de la couleur de peau etc. Mais dans ce cas-là, il ne s’agit pas de régression! bien plutôt d'un grand pas en avant dans la prise de conscience collective. La civilisation, sur ce point, d’autres également, ne se défait pas, elle progresse.
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Quid alors du processus de décivilisation ? D’après les commentateurs, le président ferait référence indirectement, en utilisant ce mot, aux travaux du grand sociologue allemand, Norbert Elias, qui a beaucoup travaillé sur le « processus de civilisation », en particulier dans son ouvrage La Civilisation des moeurs, élaboré à la veille de la Seconde Guerre mondiale, dans lequel il théorise le fonctionnement du processus de civilisation à partir d'un exemple précis — l'évolution des bonnes manières en Europe de l'Ouest entre le Moyen Âge et les temps modernes.
Attention toutefois, à partir de cet exemple, à ne pas généraliser — et du coup réduire la « civilisation » à des questions de « civilité », dont ce n’est qu’un aspect. D'ailleurs, dans son ouvrage, Norbert Elias ne traite pas de la civilisation, mais de la « civilisation des moeurs », en étudiant l’évolution des règles de civilité du Moyen Âge à nos jours.
On apprend, dans cette étude des moeurs de la civilisation occidentale, que dans les débuts, les règles de civilité étaient réservées à l’aristocratie et appliquées de manière informelle ; puis, aux alentours de la Renaissance, l’émulation entre la bourgeoisie et la noblesse conduit cette dernière, afin de se différencier, à promouvoir une très forte régulation et partant, à inciter au refoulement des émotions ; par la suite, sous les régimes européens de monarchie absolue, ces contraintes sociales d’autocontrôle vont être intériorisées et progressivement étendues à toute la population. Cette extension et son résultat, dit Norbert Elias, peuvent être appelés civilisation.
Soit — mais, me semble-t-il, ce n’est qu’une des phases du processus de civilisation, lequel ne se réduit pas à la « civilité », mais englobe tous les progrès qui concernent le domaine des moeurs, des institutions, des connaissances, des idées.
De ce point de vue, si décivilisation il y a, il faudra comprendre sur quels aspects du processus on repère des régressions, et les analyser de près. Les violences, par exemple, qui font dire au président qu’il y a à l’oeuvre un processus de décivilisation, ne se limitent pas au type de violences citées — les violences policières en font partie aussi, qui introduisent objectivement du désordre, en lieu du maintien de l’ordre.
J’ai personnellement été témoin lors d’une manifestation à Paris de la violence inouïe avec laquelle les "forces de l’ordre" ont sciemment attaqué un cortège pacifique, bon enfant, lorsqu’il passait devant La Coupole, nous enfermant dans une nasse avec des forces disproportionnées, sans qu’il y ait eu la moindre provocation, déchaînant un niveau de violence inimaginable, aveugle, les responsables lâchant sur la fin les hordes de Brav’M (brigades de répression de l’action violente motocyclistes) qui se tenaient prêtes en retrait, rue Vavin. Forces de l'ordre qu'il serait risible d'appeler de leur ancien nom de "gardiens de la paix".
Oui, il faut travailler en profondeur pour contrer ce processus de décivilisation, qui touche les moeurs, mais aussi les institutions, les valeurs et les normes.
Sans doute, faudra-t-il commencer par tenter d’appréhender les facteurs qui contribuent à ce processus. Vaste étude, dans laquelle seront pointés probablement : — la montée des individualismes, qui affaiblit les liens sociaux et les engagements communautaires ; — la place, souvent mal assumée, des nouvelles technologies, qui peuvent affecter profondément notre rapport à l’autre en le virtualisant, au détriment d’une réelle relation d’altérité, en l'absence de laquelle peuvent être générées des situations de violence ; —la perte de confiance dans les institutions démocratiques ; — l'aggravation des inégalités etc.
Autant de défis pour nous inviter à travailler en profondeur pour renforcer ce qui rend les individus « plus aptes à la vie en société ».
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