L'Ecclésiaste
S’il est un auteur qui paraît bien mélancolique et désabusé, c’est semble-t-il celui de l’Ecclésiaste, ce livre si étrange et particulier de la Bible, qui s’accorde à l’air de notre temps, dont certaines sentences, comme « Rien de nouveau sous le soleil », ou « Il y un temps pour tout… », sont connues de tous et passées dans le langage courant.
L’auteur de ce livre, Qohélet ("le rassembleur" : "l'ecclésiaste", dans la Vulgate, la version latine de la Bible ), se présente à nous comme un sage (« Moi, Qohélet, j’ai donné mon coeur à consulter et prospecter la sagesse ») qui a longuement médité sur la condition humaine et nous livre le fruit de sa réflexion, condensée dans cet aphorisme, qui sert de leitmotiv au livre tout entier : « Vanité des vanités, tout est vanité » — telle est du moins la traduction de la Vulgate : « Vanitas vanitatum, omnia vanitas ». Je préfère pour ma part la traduction faite à partir du texte hébraïque : le terme original utilisé est habèl, « fumée », « vapeur ». L’aphorisme s’énonce ainsi : « Fumée de fumées, tout est fumée ».
Tel est le constat de Qohélet : tout est fumée. Il n’y a pas de jugement de valeur, c’est un constat : tout est fumée, tout passe. Le sentiment que tout passe est anxiogène : mais pour Qohélet c’est un constat. Rien ne perdure. Tout passe. L’idée de « fumée » induit aussi celle de changement (comme dit René Char : « Où il y a fumée il y a changement ») et celle d’instabilité. Nous vivons dans l’incertitude, rien n’est stable : ce ressenti qui est le nôtre, particulièrement à l’époque présente en ce temps de Covid, est déjà celui de l’auteur de l’Ecclésiaste. Tout est inattendu, incertain, instable.
Toutes choses par ailleurs sont-elles égales, rien n’a-t-il de sens ? Oui et non. Non, toutes choses ne sont pas égales. Il y a ainsi « un avantage de la sagesse sur la folie, comme l’avantage de la lumière sur les ténèbres ». Mais oui, au bout du compte « cela aussi, fumée ! », car en toute fin, dit Qohélet, « je sais qu’une même aventure advient à tous » : « Eh quoi ! le sage meurt avec le fou »… Tout aboutit à la mort.
Quel sens donner alors à l’existence, comment vivre ? Eh bien, pour Qohélet, puisqu’il n’y a pas d’issue au-delà, il faut prendre le parti de vivre le temps présent au mieux, « se réjouir et bien faire en sa vie », « manger, boire et voir le bonheur en son labeur ». Une sagesse ouverte sur la vie heureuse donc (« Je vante, moi, la joie »), qui donne à profiter du jour présent, dans la conscience de la non consistance des choses de la vie et la finitude de notre destinée.
Qohélet, un homme désabusé ? Je dirais plutôt : un sage lucide, et courageux. Il ne baisse pas les bras devant le constat, ne se laisse pas abattre, ne déprime pas, ne se résigne pas, il use de la vie comme elle est, dans ses limites ; et quoiqu’il pense que, sage ou fou, la destinée est la même, il s’attache à la recherche d’une sagesse, difficile à atteindre, il le sait, mais ne s’en détourne pas : « Je dis : ’Je serai sage’, mais elle est loin de moi la sagesse ! Loin de ce qui est profond, profond… ».
Qohélet ne se résigne pas mais a le courage de la lucidité :
« Il n’y a pas d’homme qui ait pouvoir sur le vent✦
au point de contenir le vent
et personne n’a pouvoir sur le jour de la mort.
Il n’y a pas de relâche dans le combat. »
[✦ Le mot rûah signifie également "vent" et "souffle" (de vie)]
✽
La relecture de l'Ecclesiaste m'a été très bénéfique en ces temps-ci de pandémie où nous avons à faire face à des mutants incontrôlables, des vagues à répétition, l'attente d'un possible reconfinement, annoncé inéluctable, repoussé au prochain coup etc. Certes la situation de l'Ecclésiaste et la nôtre ne sont pas les mêmes. Cependant le constat de Qohélet, que tout passe, tout change, est incertain, est très proche de ce que nous vivons dans la crise. Edgar Morin l'a souligné dans un billet récemment : " Nous pensions vivre des certitudes, des statistiques, des prévisions, et à l'idée que tout était stable, alors que tout commençait déjà à entrer en crise. On ne s'en est pas rendu compte. Nous devons apprendre à vivre avec l'incertitude..." Non pas se résigner, mais avoir le courage de faire face. Et prendre le parti de la vie.
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