A broken Hallelujah
Suite du billet "There’s a crack in everything..."
"Il est une fissure en toute chose / c’est ainsi que la lumière y pénètre"... Cette idée de fissure, ou de brisure, par où entre la lumière, dont Leonard Cohen dit qu'elle se retrouve derrière beaucoup de ses chansons, apparaît également en filigrane dans les paroles de Hallelujah, qui est sans doute son texte le plus célèbre, mais aussi l'un des plus complexes et difficile à décrypter.
Une chanson triste et joyeuse, sacrée et profane, peu remarquée pendant les dix ans qui suivirent sa sortie en 1984 (l'année même de publication du Livre de la Miséricorde) sur l'album Various Positions, devenue culte des décennies plus tard, maintes fois reprise— et qui connaît de multiples variantes (je prends ici pour base le texte tel qu'il figure dans l'album Various Positions).
Comment interpréter le succès de Hallelujah ? C'est une chanson "habitée", il y a la beauté de la mélodie, l'envoûtement de la voix caverneuse tamuldique de Cohen — mais aussi les paroles, parfois étranges et ambivalentes : chanson sacrée ? chanson d'amour brisé ? l'une et/ou l'autre, comme un plan se fond dans un autre. Le sens glisse à certains moments du sacré au profane — de références bibliques à l'évocation d'une femme que le poète a connue, qu'il a aimée et qui l'a aimé, qu'il ne voit plus : mais, de cette brisure, jaillit, empreint d'émotion, un étonnant Hallelujah.
Halleluyah est un mot hébreu composé de Hallelu (louange) et Jah (une abréviation du nom de Dieu) : c'est un chant de louange à Dieu. Dans la Bible, il n'est qu'un seul Hallelujah ; mais pour Leonard Cohen, qui transforme tout ce qu'il touche, l'Hallelujah devient ambivalent ; il y a place pour deux Hallellujah : le saint Halleluyah et le brisé (The holy or the broken Hallelujah) : car la brisure participe de la louange à Dieu.
La musique suit le texte et est, comme lui, ambivalente. L’harmonie très simple pourrait être celle d’une chanson amoureuse et pourtant, la mélodie et le chœur de femmes font immanquablement penser à un chant gospel.
Cette ambivalence fait partie du style de Cohen, qui se caractérise par son caractère sibyllin. Le sens des chansons de Cohen est souvent mystérieux — mais c'est d'autant plus fascinant que cela rejoint l'expérience de vie de chacun, où les choses sont plus souvent entourées d'obscurité que de clarté, et difficiles à décrypter.
couplet 1
Now, I've heard there was a secret chord
That David played, and it pleased the Lord
But you don't really care for music, do you?
It goes like this
The fourth, the fifth
The minor fall, the major lift
The baffled king composing Hallelujah
Hallelujah...
J'ai entendu dire qu'il y avait un accord secret / Que David jouait, et ça plaisait au Seigneur / Mais tu ne t'intéresses pas vraiment à la musique, n'est-ce pas ? / Ça fait comme ça / La quarte, la quinte / L'accord mineur tombe, le majeur monte / Le roi déconcerté composant Hallelujah / Hallelujah...
La chanson s'ouvre sur une évocation de David, le roi musicien, dont le destin demeure une source inépuisable de méditation pour Cohen. La vie de David est racontée dans la Bible dans les deux livres de Samuel ainsi qu’au début du premier livre des Rois et dans le livre des Chroniques. De simple berger, David est choisi roi d'Israël par Dieu avec "le coeur". Coeur, confiance, sont des termes qui font partie de l'univers de Cohen.
Berger, David joue de la musique, et plus tard, poète et roi, il composera, pour leur plus grande part, ces poèmes chantés que sont les Psaumes, qui ont tant fasciné Cohen ; il inventera aussi de nouveaux instruments d'accompagnement des chants de louange de la liturgie divine. Cohen se sent proche de David qui, jouant des instruments de musique découvre à sa surprise (et celle de Cohen), "déconcerté" (baffled), de nouveaux accords d'où jaillit un Hallelujah tout neuf.
Cohen se sent proche de David comme musicien (en compositeur il parle ici d'un "accord secret" qui plaisait au Seigneur), mais il se sent proche aussi parce que, comme pour lui, sa vie a été traversée de ténèbres, d’épreuves et de débâcles : souverain, David perd sa royauté, renoue avec une "vie errante", la Bible le montre éploré gravissant les pentes du mont des Oliviers, puis il retrouve son trône, transgresse la Loi, suscite l’effroi pour s’emparer d’une femme... La vie de Cohen aussi a été traversée de turbulences, d'épreuves, de débâcles.
La proximité de Cohen avec David se révèle saisissante dans un long poème publié dans un de ses Carnets posthumes, où il écrit : "Tel David incliné / sur son lit d’absolu désespoir / je viens à toi maintenant / j’appelle ton nom / je demande à en finir / avec ces ténèbres de l’amour / avec ce fardeau du cœur / avec cette honte / que le cœur ne peut supporter..." (The Flame).
Mais à qui Leonard Cohen s'adresse-t-il, en ce début de chanson, qui ne s'intéresse pas vraiment à la musique à ce moment ? À lui-même ? Au roi David ? À cette personne dont on va soupçonner la présence dans la strophe suivante ? Cohen pourrait s'adresser à n'importe qui, et ce que raconte la chanson pourrait s'être produit n'importe où, à n'importe quelle époque. Souvent, dans les chansons de Cohen, de son propre aveu, il y a "un sens derrière le sens", c'est ce qui fait qu'on peut se les approprier.
couplet 2
Your faith was strong, but you needed proof
You saw her bathing on the roof
Her beauty and the moonlight overthrew you
She tied you
To a kitchen chair
She broke your throne, and she cut your hair
And from your lips she drew the Hallelujah
Hallelujah...
Ta foi était forte mais tu avais besoin de preuves / Tu l'as vue se baigner sur le toit / Sa beauté et le clair de lune t'ont renversé / Elle t'a attaché / À une chaise de cuisine / Elle a brisé ton trône, et t'a coupé les cheveux / Et de tes lèvres elle a tiré l'Hallelujah / Hallelujah...
Le début du deuxième couplet est déroutant. L'adresse paraît désigner le roi David, dont la foi a été mise à l'épreuve dans l'épisode de sa rencontre avec Bethsabée, raconté dans la Bible (2ème livre de Samuel) :
Le roi se promenant le soir sur une terrasse du palais aperçoit une femme qui se baigne sur une terrasse voisine. S'éprenant d'elle, il la fait chercher et couche avec elle. Il se trouve qu'elle est mariée avec un officier de son armée, Urie le Hittite. Quand il comprend qu'elle est enceinte, le roi envoie l'officier au front pour une mission dangereuse. Urie y trouve la mort. Le premier enfant du couple mourra quelques jours après sa naissance, mais le deuxième n'est autre que le successeur de David, le roi Salomon...
Cet épisode biblique qui mêle désir, amour et culpabilité, sert d'arrière-fond à la chanson — mais une autre vision se superpose à la première : on comprend au fur et à mesure que Cohen revit à travers son chant une scène assez torride avec une femme (celle à qui il s'adresse au début de la chanson ?) qu'il a connue et aimée, dont il est séparé...
Bien d'autres chansons, comme Suzanne, So long Marianne... ont été inspirées par des muses particulières, une amie, une maîtresse... La femme, ici, n'est pas nommée, mais est bien présente à l'esprit de Cohen au moment de composer, se confondant avec l'image de Bethsabée se baignant sur le toit de sa terrasse...
En douterait-on ? Il suffit pour s'en convaincre de se reporter à cette version live que chante Cohen dans un de ses concerts — la chose est explicite :
And remember when I moved in you
The holy dove was moving too
And every breath we drew was Hallelujah
Souviens toi, lorsqu’en toi j’entrais / De même la colombe sacrée / Chacun de nos râles était Hallelujah.
Elle t'a attaché à une chaise de cuisine (Bethsabée /la femme, pour un jeu sexuel), elle a brisé ton trône (David/Cohen), elle t'a coupé les cheveux (allusion à Dalila qui, ayant découvert le secret de la force de Samson, qui lui vient de sa chevelure, le séduit et le rase. Samson/Cohen, défaits).
Le roi David, Samson, Cohen lui-même, ont connu les feux d'un amour fracassé (trône brisé, défaiture...) : cependant, du point même le plus bas — chacun de leurs râles était Hallelujah.
couplet 3
You say I took the Name in vain
I don't even know the Name
But if I did, well really, what's it to you ?
There's a blaze of light
In every word
It doesn't matter which you heard
The holy or the broken Hallelujah
Hallelujah...
Tu dis que j'utilise le Nom en vain /Je ne connais même pas le Nom / Mais si je le faisais, bon vraiment, qu'est-ce que ça peut te faire ? / Il y a un éclat de lumière / Dans chaque mot / Qu'importe celui que tu entends / Le saint Hallelujah ou le brisé / Hallelujah...
"Cohen" signifie "prêtre" en hébreu ; et précisément, les prêtres étaient les seuls à pouvoir prononcer le Nom dans la société israélite. Mais Cohen ne connaît pas le Nom, et d'ailleurs, quand bien même le connaîtrait-il, qu'est-ce que ça peut bien faire ? Ce qui compte, c'est que le Nom (le divin), qu'on le connaisse ou non, est présent en toute chose nommée : il y a un éclat de lumière (de divin) dans chaque mot.
Qu'importe l'Hallelujah qu'on entend : Le "saint Hallelujah" (holy Hallelujah), qui célèbre le divin dans sa forme pure, y compris en magnifiant l'amour charnel (Cohen s'inscrit dans la tradition juive où, contrairement à la tradition chrétienne, il n'y a pas de conflit entre la chair et Dieu) — ou l' "Hallelujah brisé" (broken Hallelujah), qui célèbre tout autant le divin — c'est un Hallelujah — au travers de la fêlure : la faute, la défaite, le désespoir.
Cohen commente dans une interview : "Tous les Hallelujah, parfaits ou brisés, ont une valeur égale. C'est un désir d'affirmer ma foi dans la vie, non pas d'une manière religieuse formelle, mais avec enthousiasme, avec émotion."
couplet 4
I did my best, it wasn't much
I couldn't feel, so I tried to touch
I've told the truth, I didn't come to fool you
And even though
It all went wrong
I'll stand before the Lord of Song
With nothing on my tongue but Hallelujah
Hallelujah...
J'ai fait de mon mieux, ce n'était pas beaucoup / Je ne pouvais pas sentir, alors j'ai essayé de toucher / J'ai dit la vérité, je ne suis pas venu pour te duper / Et bien que / Tout ait mal tourné / Je me tiendrai devant le Seigneur de la chanson / Avec rien d'autre à mes lèvres qu'Hallelujah / Hallelujah...
Cohen chante simplement, sans détour, pour donner une puissance inégalée au dernier couplet. Il se présente seul, démuni, devant le "Seigneur de la chanson", avec son lot de lâchetés et de faiblesses ; il a fait de son mieux, ce n'était pas beaucoup, mais il n'a pas menti : "D'une certaine façon, lorsqu'on est brisé, on se retrouve à un endroit où on ne peut plus mentir..." (interview).
Et bien que tout ait mal tourné, Cohen témoigne dans ce chant bouleversant de sa confiance en ce que la défaite, la brisure, ne ferme pas, mais peut ouvrir comme à travers une brèche, le chemin vers Dieu — devant qui il se présente avec rien d'autre sur ses lèvres qu'un Hallelujah.
Chacun retrouve dans cette chanson une part des expériences humaines fondamentales : la vie, l'amour, le désir, la souffrance, la brisure — éclairées par une spiritualité profonde, ancienne, d'inspiration judaïque, à laquelle Cohen se "relie".
Interrogé sur la dimension sacrée de sa chanson Hallelujah, Cohen répond : "J'ai entendu dire que l'on a oublié pendant plusieurs siècles comment construire un arc voûté. Les maçons ne savaient plus faire certaines arches, le savoir était perdu. Il en va de même à notre époque de certaines dispositions spirituelles très utiles, que l'on a délaissées et oubliées. La rédemption, la repentance..."
Très jeune, la famille lui avait révélé qu'en tant que Cohen il descendait d'une lignée de prêtres remontant à Aaron, le frère de Moïse. Et on lui avait expliqué ce que cela impliquait : "Quand ils m'ont dit que j'étais un Kohen, je l'ai cru. Je n'ai pas pris ça pour une information secondaire. J'ai voulu revêtir des habits blancs, pénétrer dans le Saint des Saints et négocier avec les plus profondes ressources de mon âme..."
De sa chanson devenue un classique Cohen dira : "C'est merveilleux d'entendre parler d'une chanson qui survit, une chanson que les gens peuvent vraiment trouver utile, qui donne un sens au moment présent. Quand j'ai écrit cette chanson, il y a très longtemps, j'espérais qu'elle pourrait trouver sa place parmi les autres hallelujahs. J'en suis très content. C'est une prière. [...] C'est une forme de profonde acceptation."
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