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Héloïse et Abélard

 

 

 
 
Tout le monde connaît l’histoire d’Abélard et Héloïse. Dans l’imaginaire collectif, cette histoire  —vraie — a été élevé au rang de quasi mythe. Héloïse rejoint, dans les légendes, la cohorte des femmes amoureuses qui ont pour nom Iphigénie, Hélène, Penthésilée, Médée ou Iseut...
 
 
Mais d’abord, pour se remettre en mémoire les faits, rien de mieux que de faire appel à Abélard lui-même, puisque nous avons la chance d’avoir conservé quelques lettres échangées entre lui et Héloïse, et aussi une lettre adressée à un ami, dans laquelle il lui raconte « l’histoire de ses malheurs ».
 
Pour rappel, nous sommes dans les années 1100. Abélard encore jeune, avant la trentaine, avait acquis une grande réputation comme lettré, des centaines d’étudiants venus de partout se pressaient à ses cours, attirés par son aura et l’audace de sa pensée. L’université n’existait pas encore, les étudiants couraient ainsi d’un maître à l’autre, sans que les choses soient organisées (l’université acquerra ses statuts au siècle suivant) — mais cela n’allait pas sans jalousies, concurrences entre maîtres. Abélard cependant avait réussi à asseoir sa réputation : il passait pour le plus grand dialecticien de la place de Paris (la philosophie à l’époque se résumait à la dialectique).
 
Là-dessus, un chanoine de Paris, nommé Fulbert, désirant donner une éducation philosophique à sa nièce (ce qui était rare à l’époque), a l’idée de la confier au plus réputé des maîtres de la place pour qu’il s’occupe personnellement de son enseignement. Nous sommes en 1115, Abélard a trente-six ans, Héloïse quinze. Je laisse la parole à Abélard :
 
« Il y avait dans la ville même de Paris une jeune fille nommée Héloïse, nièce d’un chanoine appelé Fulbert, lequel, dans sa tendresse, n’avait rien négligé pour la pousser dans l’étude de toute science des lettres. Physiquement, elle n’était pas des plus mal ; par l’étendue du savoir, elle était des plus distinguées. (…) [Fulbert] confia Héloïse à ma direction pleine et entière, m’invita à consacrer à son éducation tous les instants de loisir que me laisserait l’école, la nuit comme le jour, et quand je la trouverais en faute, à ne pas craindre de la châtier. Sur ce point je fus absolument stupéfait de sa naïveté : confier ainsi une tendre brebis à un loup affamé ! » 
 
On l’a compris, une violente passion allait s’emparer des deux : « Nous fûmes d’abord réunis par le même toit [Abélard est invité à loger dans la maison du chanoine], puis par le coeur. Sous prétexte d’étudier, nous étions donc tout entiers à l’amour (…) Les livres étaient ouverts, mais il se mêlait plus de paroles d’amour que de philosophie, plus de baisers que d’explications ; mes mains revenaient plus souvent à ses seins qu’à nos livres ; nos yeux se cherchaient, réfléchissant l’amour, plus souvent qu’ils ne se portaient sur les textes. Pour mieux éloigner les soupçons, j’allais parfois jusqu’à la frapper, coups donnés par l’amour, non par l’exaspération, par la tendresse, non par la haine, et ces coups dépassaient en douceur tous les baumes. » 
 
Cette passion folle allait finir par être découverte par Fulbert. Le scandale éclate. Les amants sont séparés, mais continuent de se voir en secret. « Quelle douleur pour les amants contraints de se séparer ! Quelle honte, quelle confusion pour moi ! De quel coeur brisé fus-je affligé de l’affliction de la jeune fille ! (…) Mais la séparation des corps ne faisait que resserrer nos coeurs ; privé de toute satisfaction, notre amour s’en enflammait davantage ; une fois la honte passée, la passion nous ôta toute pudeur, le sentiment de la honte nous devenait d’autant plus indifférent que la jouissance de la possession était plus douce. (…) Peu après le jeune fille sentit qu’elle était mère et me l’écrivit aussitôt avec des transports d’allégresse, me consultant sur ce qu’elle devait faire. Une nuit, pendant l’absence de son oncle, je l’enlevai, ainsi que nous en étions convenus, et je la fis immédiatement passer en Bretagne, où elle resta chez ma soeur jusqu’au jour où elle donna naissance à un fils qu’elle nomma Astrolabe. » 
 
Fulbert, furieux, menace de mort Abélard qui, pour l’apaiser, lui propose d'épouser Héloïse (en épousant Héloïse, il répare le tort qu’il a fait à la jeune fille et à sa famille), mais à la condition que le mariage fût tenu secret (afin de ne pas nuire à sa réputation). Ainsi est-il fait. Et dans la foulée, les deux amants entrèrent, chacun de leur côté, dans les ordres.
 
Mais Abélard n’en a pas fini avec Fulbert. Ce dernier, et sa famille, se sentent floués : si Abélard a mis Héloïse au couvent, c’est pour s’en débarrasser. « Outrés d’indignation, ils s’entendirent, et une nuit, pendant que je reposais chez moi, dans une chambre retirée, un de mes serviteurs, corrompu par eux, les ayant introduits, ils me firent subir la plus barbare et la plus honteuse des vengeances, vengeance que le monde entier apprit avec stupéfaction : ils me tranchèrent les parties du corps avec lesquelles j’avais commis ce dont ils se plaignaient, puis ils prirent la fuite."
 
Les malheurs d’Abélard ne s’arrêteront pas là. Handicapé dans son corps, il reprendra au milieu de mille difficultés ses enseignements, en se consacrant à la théologie, attirant de nombreux auditeurs mais rencontrant aussi l’hostilité de contradicteurs outrés par l’aspect par trop novateur de sa doctrine et de sa méthode. Par deux fois, en 1121 et en 1140 ses thèses seront condamnées par les autorités. Jusqu’à la fin, Abélard sera inquiété à cause de l’audace de sa pensée.
 
 
Mais Héloïse (qui lui survivra d’un peu plus de vingt ans) ? Elle mènera la vie d’une femme, intellectuelle avant la lettre, étonnamment libre d’esprit. Libre vis-à-vis des conventions sociales, libre vis-à-vis de la vocation monastique, libre vis-à-vis des idées du siècle.
 
Le mariage que lui a imposé Abélard pour raison de convenance ? Elle n’en voulait pas. Elle en fait remontrance à Abélard dans sa réponse à la lettre à son ami, dont elle a eu connaissance : « Tu n’as pas dédaigné de rappeler quelques-unes des raisons par lesquelles je m’efforçais de te détourner d’un fatal hymen, mais tu as passé sous silence presque toutes celles qui me faisaient préférer l’amour au mariage, la liberté à une chaîne. J’en prends Dieu à témoin, Auguste, le maître du monde, m’eût-il jugée digne de l’honneur de son alliance et à jamais assuré l’empire de l’univers, il m’aurait semblé plus cher et plus noble d’être appelée ta putain plutôt que son impératrice… » 
 
Sa relation à Dieu au sein de la vocation monastique ? Elle n’y va pas par quatre chemins : « L’entrée en religion, toi seul en a pris la décision ». « On vante ma chasteté : c’est qu’on ne connaît pas mon hypocrisie. On porte au compte de la vertu la pureté de la chair ; mais la vertu, c’est l’affaire de l'âme, non du corps. On me loue parmi les hommes, mais je n’ai aucun mérite devant Dieu qui sonde les coeurs et les reins, et qui voit ce que l’on cache. On loue ma religion dans un temps où la religion n’est plus en grande partie qu’hypocrisie, où, pour être exaltée, il suffit de ne point heurter les jugements humains. » 
 
Pour que les choses soient bien claires, elle affirme ne connaître qu’un seul maître : « (…) J’ai fait plus encore : étrange chose ! mon amour s’est transformé en délire, ce qui était l’unique objet de ses ardeurs, il l’a sacrifié sans espérance de le recouvrir jamais ; par ton ordre, j’ai pris avec un autre habit un autre coeur, afin de te montrer que tu étais le maître unique de mon coeur aussi bien que de mon corps. (…) Jamais, Dieu m’en est témoin, je n’ai cherché en toi que toi-même. (…) Je n’ai songé ni aux liens du mariage, ni à mes jouissances et à mes volontés personnelles. (…) Bien que le nom d’épouse paraisse plus sacré et plus fort, j’aurais mieux aimé pour moi celui d’amie ou même, sans vouloir te choquer, celui de concubine ou de putain… » 
 
Héloïse est crue dans son langage, et se veut libre. Elle revendique, de façon étonnamment moderne, de pouvoir penser librement. Elle s’entend d’ailleurs à brouiller toutes les cartes, pour créer cet espace de liberté. À preuve cette adresse en tête de sa première lettre à Abélard : « À son maître, ou plutôt à son père ; à son époux, ou plutôt à son frère ; sa servante, ou plutôt sa fille ; son épouse, ou plutôt sa soeur ; à Abélard, Héloïse."
 
Savez-vous à qui me fait penser Héloïse dans sa relation à Abélard ? À Simone de Beauvoir avec Sartre. Les événements que j’ai rappelés se sont passés au XIIᵉ siècle, Beauvoir et Sartre c’était dans la deuxième moitié du XXᵉ… — mais déjà chez Héloïse perce cette revendication, assurément féministe avant l’heure, de disposer de son corps et de son esprit librement...
 
 
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Ne disposant pas, pour illustrer le billet, de photo d'Héloïse, je substitue celle de Simone de Beauvoir faisant tout simplement sa toilette, nue, dans une salle de bain d’un appartement de Chicago. La porte est ouverte :  le photographe Art Shay, ami de son amant américain, la voit « se pomponner devant le lavabo » et prend un cliché. Elle se contente de lui lancer en souriant : « Vilain garçon » ...
 

 



03/09/2017
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