"Indécence manifeste"
Indécence manifeste : tels sont les termes (issus du code pénal) par lesquels la société britannique des années 50, en pleine paranoïa de guerre froide et de chasse aux sorcières (communistes, homosexuels... espions potentiels) dénonce l’homosexualité du mathématicien Alan Turing - qui a apporté une contribution majeure à la victoire des Alliés en décryptant les codes secrets de la marine allemande - le condamnant à la castration chimique : condamnation à laquelle il ne survivra pas - désespérant de ne plus être lui-même, il se donne la mort le 8 juin 1954.
Indécence manifeste : tel est aussi le titre du roman de David Lagercrantz (l’auteur de Millenium 4 ) traduit du suédois et publié chez Actes Sud (2016), un thriller inspiré de la vie et la mort d’Alan Turing.
C’est un thriller (anglicisme, de l'anglais to thrill : « frémir ») : tous les ingrédients sont là pour provoquer chez le lecteur une excitation et le tenir en haleine jusqu’au dénouement - alors même que la fin de l’histoire (qui en constitue le début !) est connue : la mort solitaire de Turing, un matin de juin 1954 ; à côté de lui, sur la table de chevet, une pomme croquée imbibée de cyanure…
Ce roman vaut presque une biographie - tous les faits concernant Alan Turing sont avérés. Les circonstances de sa mort, son rôle au sein des services secrets britanniques durant la Seconde Guerre mondiale, ses contributions mathématiques à l’origine de la conception de l’ordinateur, de l’idée d’intelligence artificielle et autres avancées scientifiques innovantes, sa formation, son éducation, les traits de sa personnalité etc.… toutes les données sur Alan Turing sont vraies.
Mais ce roman, écrit comme un thriller, utilise toutes les techniques narratives propres au genre. Le suspense est entretenu par le biais de l'enquête policière, dont est chargé l’inspecteur Léonard Corell, qui va s’intéresser de près au passé du mathématicien, pour tenter de tirer le fil rouge.
Ce Léonard Corell, la trentaine, est un jeune inspecteur, fils d’un écrivain (comme David Lagercrantz, fils d’un célèbre critique littéraire...) qui a raté sa vie et abouti (échoué) dans la police, après avoir abandonné à regret ses études de mathématiques… Personnage attachant, Léonard Corell va partager avec le lecteur tout au long de son enquête vertigineuse ses doutes, ses questions, comment à partir de sa propre vie il en vient à comprendre de l'intérieur - autant que faire se peut - la vie de Turing, le poids de son homosexualité, le sens de sa différence, sa marginalité, sa passion des mathématiques, les ressorts de sa pensée créatrice.
Au cours de l’enquête, les épisodes majeurs de la vie de Turing, certains aspects de sa personnalité, vont être réexaminés. Livreront-ils un secret, permettant de lever le voile sur l’issue fatale ? Turing avait auprès de ses collègues la réputation d’être excentrique, original, clairement différent, évidemment brillant, se fichant de l’opinion qu’on avait de lui, pensant à contre pied de tous les autres : a-t-il franchi certaines limites, assumé trop de contradictions ? D’habitude, quand on tombe sur des contradictions, c’est le signe qu’on a commis une erreur. Mais pour lui, pas.
À preuve le paradoxe du menteur, connu depuis l’Antiquité. [Si on écrit « Toutes les phrases de cette page sont fausses », l'affirmation est contradictoire : si toutes les pages de cette page sont fausses, cette phrase-là doit l’être également, mais alors elle est vraie, puisqu’elle affirme explicitement être fausse etc.] Pour la plupart des gens, ce paradoxe n’est qu’une absurdité vide. Ce n’était pas l’avis de Turing. Pour lui, le paradoxe du menteur était quelque chose de profondément sérieux, dont les conséquences dynamitaient les bases de la logique et des mathématiques. De quoi penser autrement. Et de fait, Turing sortait toujours du cadre. Jusqu’où?
PS Sur Turing un billet précédent :
Alan Turing, un génie, un destin brisé
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