L'avenir désirable en question
J'ai conclu un billet récent [La synthèse hollandiste ne peut être un mode de gouvernement] en faisant référence à la proclamation de Bonaparte aux soldats d'Italie. Je n'entendais pas, bien sûr, la donner comme un modèle à suivre au premier degré. Ce qui m'intéressait, c'était d'analyser le mouvement (d'un discours efficace) qui a pour finalité d'entraîner (les hommes). Un mouvement en 3 temps en quelque sorte. 1) VOUS : capter la bienveillance de l'auditoire en parlant des circonstances présentes, de son vécu actuel, de la façon dont il vit la situation ["Soldats, vous êtes nus, mal nourris etc."] 2) JE : s'affirmer comme leader, apporter de l'information ["Je veux vous conduire dans les plaines les plus fertiles etc."] 3) NOUS : appeler à la participation, mobiliser autour d'une action collective en vue d'un avenir désirable ["Vous y trouverez honneur, gloire et richesse etc."].
Cependant, m'étant remis en mémoire cette séquence, un doute s'est élevé dans mon esprit. Ce schéma qui met en avant un avenir désirable fonctionne-t-il, peut-il encore fonctionner aujourd'hui, à notre époque ? Du moins, peut-il fonctionner aussi simplement, de façon aussi "primaire" si je puis dire, qu'à l'époque où le "progrès" était le credo collectif ? Sur un axe de temps où il est acquis (dans la croyance collective) que demain est la projection, en mieux, d'aujourd'hui, quoi de plus naturel que de se focaliser sur un avenir désirable ? Mais quid si plus rien de cela n'est acquis ?
Prenons l'écologie. Y a-t-il un avenir désirable pour la planète - autre que retrouver l'harmonie avec elle et moins l'exploiter, moins la souiller ? L'avenir désirable, il m'est difficile de me le représenter, en tout cas ce ne sera pas sous la forme du "toujours plus" sur un axe indéfini de progrès mais bien plutôt du "moins" : moins de pollution, moins de consommation, la simplification. Paradoxalement, l'avenir désirable me semble ainsi s'écrire au présent.
Prenons les nouvelles technologies. Internet nous dessine un à-venir "source de bienfaits considérables mais aussi de maux potentiellement terrifiants, dont nous ne commençons qu'à peine à mesurer les effets sur le théâtre mondial", reconnaissent Eric Schmidt (le patron de Google) et Jared Cohen dans À nous d'écrire l'avenir. "Internet, écrivent-ils, une des rares créations de l'homme qu'il ne comprend pas tout à fait" : une création en tout cas qui ouvre un avenir incertain - incertain, parce qu'on ne sait pas bien de quoi cet avenir sera fait, qui bouleverse notre conception du monde, introduit des ruptures dans nos représentations, ouvre des béances qui ont de quoi faire peur... Un avenir désirable ? Cet avenir - qui est en train de s'écrire - ne se construit pas à l'évidence dans la continuité du passé : le métier de prévisionniste devient obsolète. L'absence de vision du futur renvoie au présent, où tout se joue.
J'en étais là de mes réflexions lorsque j'ai eu l'occasion de revoir, dans le cadre d'un ciné-club avec des amis, le célèbre film de David Lean sorti en 1957 : Le Pont de la rivière Kwaï.
Comme dans la tragédie classique, le film respecte, sinon l'unité de temps (l'action ne se déploie pas sur une journée, comme le veut la règle dite des trois unités, mais sur plusieurs semaines), du moins l'unité de lieu, et l'unité d'action. Unité de lieu : tout se déroule dans le huis-clos forcé d'un camp japonais de prisonniers de guerre, perdu dans la jungle, en Birmanie, lors de la Seconde Guerre mondiale. Unité d'action : tous les évènements sont liés autour de ce fameux pont sur la rivière Kwaï, sur la ligne de chemin de fer stratégique de 400 kms que les Japonais font construire à travers la jungle pour relier la Thaïlande à la Birmanie.
Je ne reprends pas tout le scénario, je remets seulement en mémoire les éléments suivants.
Ce pont, que le colonel japonais Saïto a reçu mission de faire construire par les prisonniers britanniques dans un délai court (le pont doit être prêt pour l'inauguration de la ligne), est mal conçu, l'ouvrage n'avance pas. Le colonel Saïto est sous pression : il exige du colonel Nicholson, qui commande les prisonniers britanniques, que lui et ses officiers participent au travail - ce qui est contraire à la Convention de Genève sur les prisonniers de guerre. Nicholson s'enferme dans ses principes d'honneur, il refuse d'obtempérer, et est sévèrement brimé par Saïto. Mais la résistance de Nicholson fait l'admiration de ses hommes - et Saïto, dépassé par les évènements, se résout à confier à Nicholson la direction des opérations : le pont sera construit sous son commandement et suivant ses plans. L'emplacement du pont est modifié pour permettre de meilleures assises, et tout le monde se met au travail, officiers compris, et même les malades, pour relever collectivement le défi.
Le pont devient l'affaire de Nicholson, qui galvanise ses hommes, leur redonne leur fierté en les mobilisant dans un seul but. Ce pont sera le "chef d'oeuvre" de Nicholson. Pierre Boulle, dans le livre qui a inspiré le scénario, décrit ainsi la scène (très bien rendue dans le film) où Nicholson procède à la dernière inspection du pont avant l'arrivée du train : "Il marchait à grandes enjambées énergiques, martelant victorieusement le tablier. Il avait vaincu [...] C'était bien là sa place en ce moment, celle du chef qui passe la dernière revue avant le défilé triomphal. Il ne pouvait pas être ailleurs [...] Le pont était solide, il le savait. Il répondrait à ce qu'on attendait de lui".
Mais ce que Nicholson ne pouvait savoir, c'est que, parallèlement, dans le même temps, un détenu américain, le commandant Shears, qui a pu s'enfuir du camp, a informé les Alliés de la construction de ce pont. Ceux-ci décident de renvoyer Shears avec un commando pour détruire le pont dont il faut à tout prix empêcher la réalisation.
Le pont a ainsi, pour ainsi dire, deux destins : construction et destruction (naissance et mort). De même que nous sommes nés pour mourir, une oeuvre porte ontologiquement en elle, dans sa création, sa destruction : c'est le même cycle. Difficile pour nous de l'admettre, et donc de construire, de bâtir en restant "détaché".
Ce pont de la rivière Kwaï prend à mes yeux valeur de symbole. Bien fini, achevé, beau, il a représenté pour le colonel britannique l'avenir désirable. Mais ce que Nicholson a magnifiquement réalisé, son vrai chef d'oeuvre, ce n'est pas le pont ; c'est de s'être construit lui-même et avoir redonné sens à la vie de ses hommes, leur avoir redonné leur fierté, à travers la construction du pont, dans le présent de leur vie de prisonniers.
Aujourd'hui, nous ne pouvons plus nous représenter l'avenir comme on projèterait de réaliser un magnifique pont dont on maîtriserait les plans. Le pont est dans le présent - L'avenir s'écrit au présent.
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