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L'état de violence

 

 

L’état de violence dans le pays interpelle. Je dis ‘état' et pas ‘explosion’, car une explosion ça ne dure pas, et là ça dure : violences physiques, violences symboliques, violences verbales, violences à tous les étages...
 
Violences physiques : les images de violences inouïes dans les manifestations (des deux côtés — la violence appelle la violence) que renvoient les médias sont insupportables pour qui se pense en démocratie et garde en mémoire (naïvement ?) l’image archétype de la démocratie antique à Athènes, qui était fondée sur le débat d’idées, et non les arguments frappants du coup de poing.
 
Violences symboliques : comme celle du cortège qui promène en effigie la tête du président de la République au bout d’une pique, les manifestants imaginant Emmanuel Macron en Louis XVI. Cette scène a provoqué une grosse colère de Robert Badinter sur le plateau de « C à vous » sur France 5, lundi 27 janvier : « C’est à mes yeux absolument condamnable, ce n’est pas admissible ». Pour l’ancien garde des Sceaux, artisan de l’abolition de la peine de mort en France, « rien n’excuse ce degré de violence (…), derrière le symbole, il y a la pulsion, et ici la pulsion, c’est la haine ».
 
Violences verbales : comme celle du patron des députés LFI qui attaque le préfet de police de Paris samedi 1er février en le qualifiant de “psychopathe” etc. etc.
 
 
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Dans une manifestation en janvier 2020
 
 
Y-a-t-il une fatalité à la violence ?
 
J’ai relu Camus. 
 
Camus, confronté en 1958 à la perspective « inéluctable » de l’indépendance de l’Algérie que lui oppose Jean Daniel, réfute un discours qui consisterait à se plier à une fatalité : Cette fatalité existe peut-être. Mais la tâche des hommes n’est pas de l’accepter, ni de se soumettre à ses lois (Choniques algériennes). Accepter la fatalité serait renoncer à ce qui fait de nous des hommes.
 
Ainsi de la violence qui naît de la révolte. 
 
Les analyses de Camus, particulièrement dans son essai sur L’Homme révolté, éclairent notre actualité. Car il s’agit bien, dans cette actualité, de révoltes. Qu’est-ce qu’un homme révolté ? Un homme révolté, selon Camus, c’est un homme qui dit non. Mais s’il refuse, il ne renonce pas : c’est aussi un homme qui dit oui, dès son premier mouvement. 
 
Un homme révolté, c’est donc un homme qui d’abord dit non. Quel est le contenu de ce « non » ? Il signifie, par exemple, « les choses ont trop duré », « jusque-là oui, au-delà non » , « vous allez trop loin », et encore, « il y a une limite que vous ne dépasserez pas ». En somme, ce non affirme l’existence d’une frontière, d'une limite : c’est en cela que l’homme révolté dit à la fois oui et non : Il affirme, en même temps que la frontière, tout ce qu’il soupçonne et veut préserver en deçà de la frontière. Il démontre, avec entêtement, qu’il y a en lui quelque chose qui « vaut la peine de… », qui demande qu’on y prenne garde. D’une certaine manière, il oppose à l’ordre qui l’opprime une sorte de droit à ne pas être opprimé au-delà de ce qu’il peut admettre.
 
Que se passe-t-il alors lorsque le révolté frappe, c’est-à-dire lorsqu'il se livre à la violence ? Voici comment Camus analyse ce moment : je cite un extrait de la dernière partie de L’Homme révolté (« La pensée de midi ») : 
 
Dès qu’il frappe, le révolté coupe le monde en deux. Il se dressait au nom de l’identité de l’homme avec l’homme et il sacrifie l’identité en consacrant, dans le sang, la différence. Son seul être, au coeur de la misère et de l’oppression, était dans cette identité. Le même mouvement, qui visait à l’affirmer, le fait donc cesser d’être. Il peut dire que quelques-uns, ou même presque tous, sont avec lui. Mais, qu'il manque un seul être au monde irremplaçable de la fraternité, et le voilà dépeuplé.
 
Comment je comprends ces lignes ? Le révolté qui cède à la violence (« dès qu’il frappe ») coupe le monde en deux. Frapper, c’est diviser. Il n’y a plus une humanité, moi humain et toi en face qui partage la même humanité, mais deux factions, deux camps, les « miens » d’un côté, les « chiens » en face. Ce au nom de quoi je me levais, l’humanité qui me fait dire « jusque-là oui, au-delà non » afin de préserver en moi « ce qui vaut la peine de… », cette humanité est niée dans l’acte de violence puisqu’elle n’est plus partagée. Frapper, c’est nier en l’autre l’humanité. Le révolté qui frappe « sacrifie l’identité en consacrant, dans le sang, la différence ». Je ne reconnais plus en l’autre un autre. Le révolté peut dire que « quelques-uns, ou même presque tous, sont avec lui », mais la fraternité de quelques-uns n’est pas la fraternité humaine. Il suffit de traiter un seul homme de chien pour abolir la fraternité humaine. Voilà dépeuplé le monde irremplaçable de la fraternité.
 
Ces paroles fortes donnent à penser. La violence suppose une différence radicale, une faille dans l’humanité. Mais ce n’est pas là qu’un problème de société. Cette faille nous traverse. Je terminais le dernier billet par le mot de béance (« béance de l’inconnu »…). Ce même mot me revient. Ce qui est béant, c’est ce qui est grand ouvert, mais aussi ce qui est prêt à nous engloutir. Ainsi de la violence qui traverse la société et nous traverse. Ainsi j'entends ce tweet (3 février 2020) d’Edgar Morin : « Je suis de plus en plus convaincu que transformation personnelle et transformation sociale ne peuvent qu’aller ensemble ». 
 
Un animal ne se regarde pas dans un miroir, nous, si. J’aimerais que l’homme puisse toujours se regarder dans un miroir en disant : ceci est un homme.  


08/02/2020
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