L'islam en France
La présence de l’islam en France pose des questions spécifiques, non en tant que religion, car la religion est réputée affaire privée, de conscience, elle ne relève pas de la chose publique - mais en ceci que l’islam est également une communauté dont le lien religieux fixe pour chaque membre, et pour tous les membres ensemble, les conditions et règles de vie. Ces conditions et règles de vie sont de nature à emplir, voire à investir l’espace public, et là se pose, de fait, une question de coexistence avec notre société, régie par les lois de la république laïque.
Les préceptes coraniques se présentent comme un ensemble de lois qui forment la sharî’a : [« chemin bien frayé »; utilisé dans un sens religieux : « la voie vers Dieu », car le but de la vie d’un musulman est Allah (Dieu)]. Les appliquer, c’est suivre la voie de l’islam. Ces normes, à contenu juridique, sont disséminées dans tout le Coran. Elles concernent des domaines dont certains relèvent de la vie « politique » (au sens de polis : la cité), comme le droit civil, le droit pénal, les relations internationales, les procédures et la juridiction, le droit constitutionnel, l’économie et les finances. L’islam comme communauté régie par la sharî’a concerne de fait l’organisation de la cité.
D’où les débats, par exemple, et quelquefois la crispation, sur le port du voile.
Qu’en dit le Coran ? La question du voile n’est abordée que dans deux sourates. Dans la sourate 24, verset 31, il est recommandé aux femmes croyantes « de baisser leurs regards, d’être chastes, de ne montrer que l’extérieur de leurs atours, de rabattre leurs voiles sur leurs poitrines » : pas question de voile sur la tête, ces recommandations incitent simplement à la pudeur (et peuvent, en ce sens, servir de marqueur par rapport à l’exhibitionnisme pratiqué dans nos sociétés). Dans la seconde occurrence, sourate 33, verset 59, il est question cette fois-ci de voile sur la tête (non de cacher le visage) : « Ô Prophète ! Dis à tes épouses, à tes filles et aux femmes des croyants de se couvrir de leurs voiles : c’est pour elles le meilleur moyen de se faire connaître et de ne pas être offensées ». Il semble donc s’agir d’une recommandation pour que les femmes des croyants soient distinguées et respectées.
Dans notre civilisation, l’usage du voile n’est pas inconnu. Dans la peinture ou la sculpture, la plupart des Vierges, de même que les saintes, sont voilées. Nous avons connu des « bonnes soeurs », dédiées souvent à ce qu’on appellerait aujourd’hui le service aux personnes ou les services sociaux, également voilées. Les femmes jadis se mettaient un voile sur la tête pour entrer dans une église. Le voile symbolisait la relation avec le sacré.
Le voile islamique distingue les femmes musulmanes en tant que croyantes. Certaines, dont le témoignage est rapporté par Faïza Zerouala dans son livre Des voix derrière le voile, disent le porter en quête d’un « cheminement spirituel », pour signifier leur attachement à Dieu. On retrouve donc un symbole semblable de relation avec le sacré. Le problème apparaît lorsque le voile est porté, non dans la seule intention de distinction, mais avec une volonté affichée d’ostentation, dans le dessein d’exprimer une revendication identitaire collective. Le port de ce signe religieux devient alors « ostentatoire » - et la question peut légitimement se poser des limites à poser dans l’espace public face à ces attitudes. Je ne comprendrais pas qu’un agent de la fonction publique dans l’exercice de ses fonctions (donc représentant de l’État) puisse arborer un signe distinctif comme le voile, devenu outil de visibilité.
Une autre norme contenue dans la shariâ’ fait pour nous question. Il s’agit du statut de la femme.
Certes, on peut expliquer que, concernant ce statut, le Coran apporte des améliorations, comparé au droit des femmes en usage dans l’Arabie du VIIième siècle. Mais il reste que notre société - qui a encore des avancées à faire pour aboutir à une réelle égalité entre les femmes et les hommes - ne saurait accepter la régression que représente le statut dévolu à la femme dans l’islamisme.
Certains versets du Coran assènent des affirmations appuyées sur l’inégalité intrinsèque entre hommes et femmes, que ce soit au niveau du mariage, de l’héritage, du statut social… résumées en sourate 4, verset 34 : « Les hommes ont autorité sur les femmes, en vertu de la préférence que Dieu leur a accordée sur elles, et à cause des dépenses qu’ils font pour assurer leur entretien ».
À vrai dire notre civilisation, dont les racines sont chrétiennes, n’a guère fait mieux pendant des siècles. L’Église, aujourd’hui encore, s’accommode en son sein d’une certaine inégalité entre les femmes et les hommes, s’appuyant sur ces paroles de Saint Paul, dans l’Épître aux Éphésiens : « Femmes, soyez soumises à vos maris comme au Seigneur. Car le mari est le chef de la femme, tout comme le Christ est le chef de l’Église, lui le sauveur de son corps. Mais, comme l’Église est soumise au Christ, que les femmes soient soumises en tout à leurs maris ». Les propos misogynes ne sont pas l’apanage du Coran. Dans l’un comme dans l’autre cas, il convient de prendre ses distances par rapport à ces textes datés.
L’Église, au temps du Moyen-Âge, entendait régenter la Cité. Il a fallu la prise de conscience des Lumières, et de longs combats, pour aboutir, au début du XXième siècle, à la séparation des Églises et de l’État. La séparation des Églises et de l’État signifie que la religion, dans l’État laïque, contenue dans la sphère privée, ne constitue plus un socle identitaire collectif.
Ce qui se joue avec l’islam est de cet ordre. Avec une différence de taille cependant. C’est que les racines de notre civilisation étant chrétiennes, les choses entre l’État et l’Église se passaient de l’intérieur pourrait-on dire. (Notre culture, nos façons de fonctionner, nos schémas de pensée restent imprégnés de ces origines : nous sommes formatés par le christianisme). L’islam, sa culture, nous sont, eux, extérieurs. D’où le risque d’un « choc de civilisation ».
L’islamisme (qui est la version rigoriste politique de l’islam) exprime une revendication identitaire collective nationaliste.[Voir le commentaire de Hubert L. dans le précédent billet qui explique très bien ce phénomène]. Dans ce contexte la religion est instrumentalisée et sert de socle identitaire. Le Coran est lu littéralement, sans aucune prise de distance par rapport aux prescriptions sur la famille, sur le droit etc., qui portent la marque de leur origine tribale. La lecture littérale du Coran devient, sous couvert de « soumission » [c’est le sens du mot muslim, musulman : celui qui se soumet] aux lois de Dieu, un puissant instrument de domination sur les masses. L’ « État religieux », que vise à instaurer l’islamisme, n’a d’autre but que politique.
Le concept d’État religieux est totalement incompatible avec notre conception de la société. Aussi l’islamisme est-il incompatible. Et avec l’islamisme est incompatible, pour revenir à cela, la conception de la place de la femme exposée dans le Coran, toute droite issue de droits coutumiers tribaux, dont il convient de reconnaître le caractère daté, et se tenir à distance.
Si en revanche, au sein de l’islam, la référence religieuse exprime, non une revendication collective identitaire, mais une quête individuelle de spiritualité, si donc le champ religieux est réinvesti pour ce qu’il est, et non instrumentalisé au profit du pouvoir politique, alors l’islam peut être compatible, en tant que religion relevant du domaine privé, avec l’État laïque.
La voie vers un islam libéré de la conception politique, dogmatique et régressive de la religion (cette conception qui fait le lit de l’islamisme) est défendue depuis plusieurs années par des imams en France, notamment celui de Bordeaux, recteur de la mosquée, reconnu pour sa stature d'intellectuel, son ancrage local, qui milite activement pour une refondation théologique de l'islam : "Je ne veux pas, dit-il, que l'islam serve de bouclier identitaire. L'islam 'identitaire' nourri par la confusion entre engagement spirituel et frustrations culturelles est une impasse".
Cette même voie est celle ardemment préconisée par le philosophe Abdennour Bidar dans sa Lettre ouverte au monde musulman mondialement diffusée. Abdennour Bidar a l’originalité d’appartenir par ses racines et son éducation à la fois au monde de l’islam (le soufisme) et au monde occidental (agrégé de philosophie, normalien). Dans cette Lettre ouverte [accessible sur internet], il appelle l’islam à se libérer enfin de la domination qu’il a offerte à la religion sur la vie entière : « Je dis qu’il est l’heure, dans la civilisation de l’islam, d’instituer cette liberté spirituelle - la plus sublime et difficile de toutes - à la place de toutes les lois inventées par des générations de théologiens ! »
Cet enjeu « spirituel » concerne toute l’humanité : « L’avenir de l’humanité, écrit Abdennour Bidar, passera demain non pas seulement par la résolution de la crise financière et économique, mais de façon bien plus essentielle par la résolution de la crise spirituelle sans précédent que traverse notre humanité toute entière ». L’islam, à travers sa réinvention, est appelé à « contribuer à cet effort mondial de trouver une vie spirituelle pour le XXIᵉ siècle », à redonner le meilleur de lui-même, « c’est-à-dire une culture du partage, de l’honneur, de la recherche du savoir, et une spiritualité en quête de ce lieu sacré où l’être humain et la réalité ultime qu’on appelle Allâh se rencontrent ».
Christian de Chergé, prieur des frères cisterciens de Tibhirine, assassiné avec certains de ses frères en Algérie, en 1996, témoigne dans son testament spirituel, où il pardonnait à l’avance à ceux qui allaient le tuer, de son dialogue fécond avec l’islam religieux, ce qu’il en a reçu. « Je sais aussi, écrivait-il, les caricatures de l’islam qu’encourage un certain islamisme ». Mais pour lui, ce qui comptait, c’était cette spiritualité en quête de lieu sacré. Ainsi montrait-il le chemin de l'ouverture et de la compréhension.
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