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La rentrée avec Rimbaud. (III) Rimbaud tel qu'il fuit

Suite...

 

«L’eau claire ; comme le sel des larmes d’enfance

(Mémoire)



 

On a dit de Rimbaud qu'il était un vagabond perpétuel.

 

Son premier grand départ, le plus décisif, remonte au 29 août 1870 − il n’avait pas seize ans − dans ces temps troublés de l'ouverture des hostilités avec la Prusse et de la fin de l'Empire, quelques semaines après la distribution des prix, où le collégien a raflé la plupart des premiers prix : français, latin, grec… Mais Rimbaud, dont le proviseur disait «rien de banal ne germera dans cette tête-là», a, lui, la tête ailleurs : il s’enfuit de Charleville.

 

 

 

 

Sa mère le cherche désespérément dans tous les cafés de la ville occupée par les Prussiens. Il est permis d’entendre dans Mémoire cette angoisse de la mère, déclenchée par la fugue de l’«homme» :

 

Madame se tient trop debout dans la prairie [...]

Hélas, Lui, [...]

s’éloigne par delà la montagne ! Elle, toute

froide, et noire, court ! après le départ de l’homme ! 

 

Rentré sous la contrainte, − après avoir passé quelques jours à Paris, où il a été arrêté dès son arrivée, et recueilli à Douai dans la famille de son professeur de rhétorique, Izambard − Rimbaud écrit à ce dernier : «Je suis rentré à Charleville un jour après vous avoir quitté. Ma mère m’a reçu, et je − suis là… tout à fait oisif. [...] Je meurs, je me décompose dans la platitude, dans la mauvaiseté, dans la grisaille. Que voulez-vous, je m’entête affreusement à adorer la liberté libre».

 

Une dizaine de jours après son rapatriement forcé à Charleville, Rimbaud prend à nouveau le large, début octobre : cette nouvelle fugue le conduira, ivre de «liberté libre», sur les chemins du Nord et de la Belgique, où il compose des sonnets comme celui-ci, daté d’octobre 1870, qui rappelle une de ses étapes, Au Cabaret-Vert, cinq heures du soir  :

 

Depuis huit jours, j’avais déchiré mes bottines

Aux cailloux des chemins. J’entrais à Charleroi.

− AU CABARET-VERT : je demandai des tartines

De beurre et du jambon qui fût à moitié froid.

 

Bienheureux, j’allongeai les jambes sous la table

Verte…  

 

Ce sera le début de bien d’autres vagabondages ou fugues ; sa bohème se caractérise par l’errance et l’exigence absolue d’une «âpre liberté» (Ophélie) qui lui ouvre la porte des rêves à travers lesquels il se réalisera :

 

Je m’en allais, les poings dans mes poches crevées ;

Mon paletot aussi devenait idéal(∗) ;     

J’allais sous le ciel, Muse ! et j’étais ton féal ; 

Oh ! là là ! que d’amours splendides j’ai rêvées !

 

Mon unique culotte avait un large trou.

− Petit-Poucet rêveur, j’égrenais dans ma course

Des rimes. Mon auberge était à la Grande-Ourse.

− Mes étoiles au ciel avaient un doux frou-frou. 

(Ma bohème)

 

[∗idéal : inexistant tellement il était usé]

 

Rimbaud adolescent fuit la vie convenue de Charleville, dont il donne un aperçu cinglant dans ce poème À la musique, qui porte cette épigraphe : «Place de la gare, à Charleville» :

 

Sur la place taillée en mesquines pelouses,

Square où tout est correct, les arbres et les fleurs,

Tous les bourgeois poussifs qu'étranglent les chaleurs

Portent, des jeudis soirs, leurs bêtises jalouses...

 

Il fuit surtout «la sale éducation d’enfance» (Une saison en enfer), étroite, rigide, que lui impose sa mère terriblement autoritaire, − qu'il appelle sans aménité la «mother», la «mère Rimbe», la «bouche d’ombre» (en référence à un poème de Victor Hugo) ou la «daromphe» (du féminin de daron : le maître, en argot) −  «aussi inflexible que soixante-treize administrations à casquettes de plomb…», écrit-il au poète Demeny. Mêmes confidences à son ami Delahaye «sur le système de terrorisme qui régnait dans sa famille».

 

(Aimante pourtant, cette mère qui le reçoit au retour de ses fugues ; fera une démarche osée à Paris auprès des beaux-parents de Verlaine pour récupérer les manuscrits de son fils − elle qui n'a jamais pris le train, ni n'est sortie de son Ardenne natale ; ira l'aider à Londres ; paiera l'impression des Illuminations ; ne cessera de rester en correspondance avec lui tout au long de ses séjours orientaux... À sa façon, elle sera toujours près de son fils, qui restera attaché à sa mère, à travers bien des vicissitudes...)

 

Cette mère, connue pour avoir été excessivement sévère avec ses enfants, les menait au pas de charge. Imaginons la scène, rapportée par un témoin, qui se souvenait des «expéditions hebdomadaires de Mme Rimbaud allant au marché qui se tenait sur la place Ducale, avec le groupe de ses quatre enfants en colonne par deux ; les deux bambines en avant et se tenant par la main, les deux garçons par derrière et se tenant aussi par la main, tous bien alignés et au pas, Mme Rimbaud au milieu avec son panier aux provisions»...

 

Cet équipage martial nous rappelle que Mme Rimbaud était femme de militaire − mais où était son mari, le capitaine Frédéric Rimbaud ? Eh bien, il n'était guère présent au foyer qu’à l’occasion de permissions, étant engagé en Crimée en 1855-56, puis en garnison à Grenoble, ensuite à Strasbourg, jusqu’à ce qu’il ne mette plus du tout les pieds chez lui, à partir de 1860 − Rimbaud avait six ans. La mère, restée seule, fait disparaître le père, se faisant appeler Mme Veuve Rimbaud, bien avant le décès du capitaine, près de dix-huit ans plus tard, en 1878... 

 

Rimbaud a ainsi à faire dans son enfance à une mère autoritaire, inflexible, − qui plus est, seule : il n’y a pas de père pour permettre une médiation. 

 

L'éloignement d'avec sa mère était nécessaire pour libérer son rêve, découvrir le monde «toujours divers, toujours nouveau» d'une autre vie, actuellement absente, mais dont il est certain qu'en «avançant», il la vivra :

 

«Je suis le piéton de la grand’route par les bois nains. [...] Les sentiers sont âpres. Les monticules se couvrent de genêts. L’air est immobile. Que les oiseaux et les sources sont loin ! Ce ne peut être que la fin du monde, en avançant.» (Illuminations, Enfance)

 

 

 

Je lis avec émotion cette poésie, Sensation, datée de mars 1870 − soit cinq mois avant le premier départ de Rimbaud −, dans laquelle abondent les futurs de l'indicatif, et sont répétés, comme des mantra, j'irai  («j'irai dans les sentiers» ; «j'irai loin, bien loin...») :

 

Par les soirs bleus d'été, j'irai dans les sentiers,

Picoté par les blés, fouler l'herbe menue :

Rêveur, j'en sentirai la fraîcheur à mes pieds;

Je laisserai le vent baigner ma tête nue.

 

Je ne parlerai pas, je ne penserai rien :

Mais l'amour infini me montera dans l'âme,

Et j'irai loin, bien loin, comme un bohémien...

 

Dans ces mots simples s'annonce la première fugue, mais aussi, en filigrane, la vie d'errance de celui qui cherchera toujours plus loin, jusqu'au pays d'Abyssinie, le « lieu et la formule » (Illuminations, Vagabonds)...

 

 

 

À suivre...

 

 



28/09/2024
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