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La rentrée avec Rimbaud. (I) Trafiquer dans l'inconnu

 

 

J'ai lu cet été la biographie, très développée (1244 pages) et très documentée, que Jean-Jacques Lefrère a consacré en 2001, chez Fayard, à Rimbaud. Une biographie de référence, qui contient l'ensemble des informations disponibles, dans laquelle j'ai appris bien des anecdotes et des épisodes, généralement peu connus, concernant Rimbaud, − et j'aimerais partager, dans quelques billets, certains des aspects du destin mystérieux de celui dont on oppose souvent la première vie de poète en errance et révolte, à la deuxième vie d'aventurier : mais c'était le même homme ! 

 

 

 

 


« Rimbaud (Arthur), poète français, né à Charleville (1854-1891).

Génie d'une précocité extraordinaire, il avait, à dix-neuf ans,

donné toute son oeuvre [...]. De vingt ans à sa mort, il mena

une vie d'aventurier. »

(Le Petit Larousse illustré)

 

 

 

« Trafiquer dans l’inconnu » : l’expression est de Rimbaud, et fait florès − cependant elle ne se trouve ni dans Une Saison en enfer, ni dans Illuminations, ou dans tout autre poème rimbaldien, mais trivialement dans une lettre à sa famille de mai 1881, envoyée d’Harar en Afrique, où Rimbaud mènera quinze ans durant une vie de marchand et d’aventurier (son métier : commerce de café et autres denrées, trafic de peaux, plus tard d’armes, dans des contrées non explorées) : « Pour moi, je compte quitter prochainement cette ville-ci pour aller trafiquer dans l’inconnu. »

 

Rimbaud poursuit dans la même lettre : « Il y a un grand lac à quelques journées, et c’est en pays d’ivoire : je vais tâcher d’y arriver. Mais le pays doit être hostile. Je vais m’acheter un cheval et m’en aller. » 

 

Rimbaud parle ici de son métier en Afrique : trafiquer dans des régions jusqu’alors inconnues, rien de plus − mais voilà, même ayant tourné la page de sa première vie de littérateur, ses mots nous font rêver, comme s’ils renvoyaient inéluctablement à une sorte de cycle dans lequel les imaginaires se répondent.

 

Aussi me plaît-il de faire quelques va-et-vient entre certains vers, parfois prémonitoires, du poète adolescent et des épisodes de vie de l'homme mûr.

 

 

Arthur Rimbaud

photographie prise par Etienne Carjat

 

 

Lorsque, jeune collégien, attendant avec son frère Frédéric l’ouverture du collège, ils courent en direction de la Meuse et, laissant leurs cartables sur la rive, sautent dans une barque et se trémoussent à son bord pour l’agiter en tous sens (spectacle observé par un autre collégien : Delahaye, qui deviendra son principal historiographe), pensait-il, déjà, à son Bateau ivre ?

Ce Bateau ivre, en tout cas, qui n’est autre que Rimbaud lui-même −  annonce son destin : « Les Fleuves m’ont laissé descendre où je voulais ».

 

Ainsi se retrouvera-t-il dans le désert d’Abyssinie, région encore inexplorée, pour ses trafics, voyageur des tropiques, marchand de denrées diverses et d’armes, explorateur : « Je rêvais croisades, voyages de découvertes dont on n’a pas de relations, républiques sans histoires, guerres de religion étouffées, révolutions de mœurs, déplacements de races et de continents : je croyais à tous les enchantements. » (Une Saison en enfer, Alchimie du verbe) 

 

 

Autoportrait photographique 

de Rimbaud à Harar

 

 

Le jeune adolescent à la gueule d’ange − « archange tombé du soleil » (Verlaine) −, deviendra cet homme dur, au visage buriné, à l’humeur acariâtre, qui parle peu, que décrit Bardey, le patron de la maison de commerce dans laquelle il est employé, qui l’apprécie cependant pour ses compétences, ajoutant qu’ « il connaît déjà suffisamment l’arabe pour donner ses ordres dans cette langue, ce qui lui vaut la considération de son personnel indigène. »  L'explorateur Jules Borelli, avec qui il traversera plus tard l'Ogaden dans l'Éthiopie, dira de lui : « Il sait l'arabe et parle l'amharigna et l'oromo [dialectes du Harar]. Il est infatigable. Son aptitude pour les langues, une grande force de volonté et une patience à toute épreuve, le classent parmi les voyageurs accomplis ».

 

Une facilité à apprendre les langues qui remonte à l’époque du collège où, en catimini avec deux autres collégiens, il apprenait à douze ans la langue amharique du Choa, lointain pays d’Abyssinie où son destin devait le conduire vingt ans plus tard…

Rimbaud apprendra aussi facilement l’anglais lors de ses séjours à Londres avec Verlaine, mais aussi l’allemand et l’italien. La langue, cette « prose de diamant » (Verlaine) dans son adolescence ; puis les langues, polyglotte dans son âge mûr, voilà Rimbaud.

 

Rimbaud bien capable de mener mille vies − « Vite ! est-il d’autres vies ? » (Une Saison en enfer, Mauvais sang) − poète du Bateau ivre, dont la vie fut mer houleuse, se projette dans un poème des Illuminations (Enfance) :  « Je suis le piéton de la grand’route par les bois nains ; la rumeur des écluses couvre mes pas. Je vois longtemps la mélancolique lessive d’or du couchant. Je serais bien l’enfant abandonné sur la jetée partie à la haute mer, le petit valet suivant l’allée dont le front touche le ciel »...

−  « Je serais bien », c’est-à-dire, « il se pourrait bien plutôt que je sois » l’enfant abandonné sur la jetée partie à la haute mer…

 

Ce sera de fait le départ, le voyage dans un Orient lointain :  « J’envoyais au diable les palmes des martyrs, les rayons de l’art, l’orgueil des inventeurs, l’ardeur des pillards ; je retournais à l’Orient et à la sagesse première et éternelle. » (Une Saison en enfer, L’Impossible)

 

Occupé de marche, de désert −  « Allons ! La marche, le fardeau, le désert, l’ennui et la colère » −, et de trafics marchands, mais préoccupé de quoi d’autre encore ? pour qu’il demande, dans une lettre à sa mère de 1881, qu’elle commande pour lui auprès d’un éditeur et lui envoie les titres suivants, qui semblent sortis d’une énumération à la Prévert : Traité de métallurgie, Hydraulique urbaine et agricole, Commandant de navires à vapeur, Architecture navale, Poudres et salpêtres, Minéralogie, Instruction sur l’établissement des scieries, Livre de poche du charpentier, Maçonnerie ... 

Peu après Rimbaud allait se renseigner sur ce qui se faisait de mieux en « Instruments de mathématique, optique, astronomie, Électricité, Météorologie, pneumatique, mécanique, Hydraulique, et minéralogie… »

Jusqu’où l’esprit de Rimbaud vagabonde-t-il dans la solitude du désert ? « Ah ! remonter à la vie ! »

 

Jusqu’à la fin il arpentera les pistes les plus dangereuses, au prix de fatigues immenses, ouvrant la voie avec l'explorateur Borelli, premiers Blancs à pénétrer dans des cités interdites, − jusqu’à ce jour de février 1891 où il fait part de ces mauvaises nouvelles à sa mère : « Je vais mal à présent. Du moins, j’ai à la jambe droite des varices qui me font souffrir beaucoup. Voilà ce qu’on gagne à peiner dans ces tristes pays ! Et ces varices sont compliquées de rhumatismes. [...] Cette infirmité m’a été causée par de trop grands efforts à cheval, et aussi par des marches fatigantes. Car nous avons dans ces pays un dédale de montagnes abruptes, où l’on ne peut même se tenir à cheval. Tout cela sans routes et même sans sentiers. »

 

Le corps est à bout. Malade, épuisé, Rimbaud devra se résoudre, en avril 1891, à se faire ramener sur la côte, comme il en fait le récit à sa mère : « Je fis fabriquer une civière recouverte d’une toile, et c’est là dessus que je viens de faire, en douze jours, les 300 kilomètres de désert qui séparent les monts du Harar du port de Zeilah. Inutile de vous dire quelles horribles souffrances j’ai subies en route. » À Aden, un médecin détectera un cancer du genou.

Rapatrié à Marseille, Rimbaud y mourra le 10 novembre après des semaines de souffrances, la jambe amputée. Il avait 37 ans.

 

Rimbaud est « rendu au sol », après avoir étreint la « réalité rugueuse » (Une Saison en enfer, Adieu). Se sera-t-il trouvé ?

 

 

À suivre

 



11/09/2024
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