La synthèse hollandiste ne peut pas être un mode de gouvernement
L'exaspération gagne jusque dans les rangs de la majorité : "On n'en peut plus d'avoir des compromis sur tout et des décisions sur rien" (un responsable socialiste à la radio). Si, de fait, le "hollandisme" devait se réduire à un seul mot, ce mot serait "synthèse". Qui dit synthèse dit jeu d'équilibre instable entre rapports de forces, dosages subtils comme ferait un pharmacien sur sa balance, compromis au risque d'être mal compris etc. Mais le problème est qu'un pays ne se dirige pas comme un parti. Ce n'est pas la même chose d'équilibrer des "courants" au sein d'une famille politique qui partage une même vision globale, et diriger un pays, dont les composantes ne partagent pas la même vision. Il n'y a pas de synthèse entre deux visions, c'est ou l'une ou l'autre - sauf à jouer sur le flou.
La synthèse ne peut pas être un mode de gouvernement, parce que plus personne ne sait où on va à force d'arrangements, lesquels arrangements sont supposés ménager d'éventuelles opportunités futures, souvent partisanes. La synthèse relève de la gestion tactique, ce qu'on peut faire ou non, les alliances à nouer. La gouvernance suppose le choix d'une direction, que celle-ci soit explicitée, et qu'on s'y tienne. Le mode de gouvernement par la synthèse pourrait bien cacher un mécanisme de défense vis-à-vis de l'absence de cap.
Qu'on relise Le Prince de Machiavel : on verra ce que c'est que d'avoir une ligne directrice. Nul n'est obligé de faire siennes les idées de Machiavel, bien sûr, mais chacun constatera du moins l'exceptionnelle cohérence du texte. Pour s'orienter, Machiavel a une boussole infaillible, le bien commun tel qu'il le perçoit, en homme qui a longuement réfléchi sur l'histoire, longtemps pratiqué les affaires, et garde toujours en vue son but qui était d'unifier l'Italie. Machiavel nous rappelle aussi, dans une phrase célèbre, à nous conformer "à la vérité effective de la chose, et non aux imaginations qu'on s'en fait". Donc une ligne directrice et affronter le réel (réel : "ce qui résiste") non l'idée qu'on s'en fait. Le réel, par exemple, ce n'est pas une courbe de chômage, ce sont les gens en situation de chômage, leurs souffrances, leur désarroi, la perte insidieuse de l'espérance.
Pour gouverner, ce qui s'appelle gouverner, il faut une direction. Il faut aussi que cette ligne directrice soit partagée, explicitée. Pour l'avoir ignoré, Magellan, instigateur du premier voyage autour du monde, a failli tout perdre. Alors qu'ayant quitté l'Espagne en septembre 1519 avec cinq navires et un équipage de plusieurs centaines d'hommes sous ses ordres, étant seul à connaître (ou croyant connaître) grâce à des cartes secrètes le passage vers l'Ouest menant aux îles des Épices (Indonésie), il se mure de longs mois dans le silence, ne communique rien à ses hommes, même pas lorsque, ayant longé le Brésil et exploré sans succès ce qui se révèlera être, non le passage recherché mais un estuaire (le Rio de la Plata), les équipages, exténués, découragés, réclament de savoir où on va. Magellan refuse toujours de répondre. S'ensuivra une mutinerie que Magellan parviendra de justesse à réprimer. Les équipages, épuisés, décimés par les maladies, ont perdu espoir et la foi dans leur leader.
Magellan n'a rien gagné à se mettre ses hommes, compagnons de son aventure, à dos. Il trouvera certes in fine le fameux passage (le détroit qui porte son nom) en octobre 1520, mais c'est bien affaibli, et après avoir perdu deux bateaux (dont un retourné en Espagne suite à une nouvelle mutinerie). Il aura tout de même assez d'énergie pour conduire ce qui reste de ses hommes jusqu'à l'archipel des Philippines, où il perdra la vie dans un combat le 27 avril 1521. Seul un navire de 18 marins rentrera en Espagne en septembre 1522 après avoir accompli le premier tour du monde de l'Histoire...
Magellan a failli tout perdre de son autorité - sa vie même a été en jeu - pour avoir laissé ses équipages dans l'ignorance de la direction qu'il prenait, ne rien avoir partagé, pas même avec les capitaines, et avoir laissé en fin de compte le doute s'installer, la méfiance ouvrant la voie à la révolte.
Le doute est la pire chose qui soit en politique : il instille le rejet. Quand les gens ne savent pas où ils vont, c'est insécurisant, surtout face aux difficultés qu'ils rencontrent dans leur vie. Alors qu'il faudrait que tous soient mobilisés dans la même direction. Mais la synthèse s'assimile à un bricolage pragmatique, elle entretient un flou permanent autour de la ligne directrice (à supposer que celle-ci existe) - et une synthèse n'a jamais mobilisé personne.
La seule chose qui mobilise vraiment c'est l'énergie d'un leader tournée vers la réalisation d'un à-venir désirable dont on puisse rêver. Je repense à la proclamation de Bonaparte à l'armée d'Italie le 27 mars 1796 :
«Soldats, vous êtes nus, mal nourris ; le Gouvernement vous doit beaucoup, il ne peut rien vous donner. Votre patience, le courage que vous montrez au milieu de ces roches sont admirables; mais il ne vous procure aucune gloire, aucun éclat ne rejaillit sur vous. Je veux vous conduire dans les plaines les plus fertiles du monde. De riches provinces, de grandes villes seront en votre pouvoir; vous y trouverez honneur, gloire et richesse. Soldats d'Italie manqueriez-vous de courage ou de constance ?»
Belle illustration de ce que c'est que : reconnaître la réalité ("Soldats, vous êtes nus, mal nourris"), avoir une ligne directrice et communiquer son énergie ("Je veux vous conduire dans les plaines les plus fertiles du monde") et faire rêver ("Vous y trouverez honneur, gloire et richesse").
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