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Le Choeur des femmes, de Martin Winckler

 

Voilà un livre étonnant, qui peut se lire comme un manifeste pour une médecine différente, humaniste, à l'écoute des patients - mais est d'abord un roman captivant qu'on dévore comme un thriller [de l'anglais to thrill, frémir].

C'est un roman choral [comme son titre l'indique], à multiples voix, des voix de femmes, qui tentent de dire dans leurs mots - encore leur faut-il trouver en vis-à-vis une écoute compréhensive - leurs maux, les maux de leur corps de femme, ce qui leur arrive, ce qu'elles ressentent, en somme leur histoire de vie - des voix qui s'entremêlent, comme dans une comédie musicale ou un opéra, avec une sorte de récitatif, qui permet à l'action d'avancer, au fil de l'itinéraire d'une jeune interne, Jean Atwood, qui pour obtenir le poste de chirurgienne dont elle rêve doit faire un stage de six mois en gynécologie, dans une petite unité de "Médecine de La Femme" [MLF !].

Voici comment se présente notre interne :

"Je m'appelle Jean Atwood. Je suis interne des hôpitaux et major de ma promo. Je me destine à la chirurgie gynécologique. Je vise un poste de chef de clinique dans le meilleur service de France. Mais on m'oblige, au préalable, à passer six mois dans une minuscule unité de "Médecine de La Femme", dirigée par un barbu mal dégrossi qui n'est même pas gynécologue, mais généraliste ! S'il s'imagine que je vais passer six mois à son service, il se trompe lourdement. Qu'est-ce qu'il croit ? Qu'il va m'enseigner mon métier ? J'ai reçu une formation hors pair, je sais tout ce que doit savoir un gynécologue chirurgien pour opérer, réparer et reconstruire le corps féminin. Alors, je ne peux pas - et je ne veux pas - perdre mon temps à écouter des bonnes femmes épancher leur coeur et raconter leur vie. Je ne vois vraiment pas ce qu'elles pourraient m'apprendre."

Djinn Atwood [ainsi la rebaptise le patron du service, le Dr Karma : "Vous avez dit que votre nom est canadien... Alors, votre prénom 'Jean' se prononce Djinn !"] - n'a pas fini d'en voir avec le "barbu mal dégrossi". Déjà "formatée" par la faculté ["- Vous êtes quand même drôlement formatée... - Formatée ? - Pour penser comme un mandarin"], elle, la plus brillante, la major de promo, va devoir, à son école, dès les premières consultations auxquelles elle assiste, réviser ses conceptions :

"Ce que j'entends dans sa voix à lui [le Dr Karma], ce n'est pas l'interrogatoire directif qu'on m'a appris, inculqué précisément, vivement conseillé de faire ; et ce que j'entends dans sa voix à elle [la patiente], ce n'est pas la litanie de plaintes, de récriminations, de revendications qu'on m'a décrite tant de fois pendant mes cours [...]. Non. Ça ressemble plutôt à ... un duo. Un duo improvisé, entre une danseuse débutante et un moniteur qui s'approche, sourire aux lèvres, s'incline, la salue Vous permettez ? la prend par la taille et la main et l'entraîne doucement sur la piste N'ayez pas peur, je vais vous montrer, ça va bien se passer..." etc.

Mais Djinn, qui a de la personnalité, fait de la résistance. Elle qui ne se sentait bien qu'avec "des écarteurs, un scalpel ou un bistouri électrique, des ciseaux, des aiguilles et du fil, bref du solide entre les doigts", qui se voyait là "pour soigner des maladies, des vraies, pas pour tenir la main ou écouter pleurer", bref qui était "vachement fumasse d'aller perdre son temps chez ce Karma" - va se trouver faire tout un cheminement, ponctué d'aventures et de mésaventures personnelles, face à, et avec Franz [le Dr Karma], pour prendre la mesure de la révolution que représentent les méthodes de ce médecin hors normes.

Djinn passe par des moments difficiles. "- Je ne comprends pas votre manière de travailler, dit-elle à Karma. - Évidemment. Comme je ne joue pas au docteur... [...] Je ne fais pas comme tous les soi-disant professionnels de santé qui se prennent pour des pontes et reçoivent hommes et femmes de manière méprisante ou autoritaire. Un soignant, ça ne doit pas se comporter comme un juge... Ou comme un flic. Quel genre de médecin voulez-vous être ? Un soignant ou un flic ?"

Mais la conversion se fait, à travers mille péripéties qui bousculent Djinn, y compris dans sa vie personnelle, sa propre identité de femme, sa relation avec Franz, avec ses assistantes, Aline, Angèle, et toutes les femmes du choeur des femmes - jusqu'au dénouement digne d'un roman policier, la révélation de secrets de famille...

L'auteur, Martin Winckler, de son vrai nom Marc Zaffran, écrit avec une certaine jubilation, qui ne masque pas sa colère contre une certaine pratique de la médecine qui assimile le toubib à un dieu tout-puissant. Comme Bruno Sachs, le héros, assez autobiographique, de La maladie de Sachs, Winckler a d'abord été médecin de campagne, de 1983 à 1993, puis en centre de planification jusqu'en 2008, avant d'émigrer au Canada ; romancier et essayiste, il a écrit aussi des ouvrages médicaux, en particulier sur la contraception.

Son pseudonyme de Martin Winckler a été choisi en hommage à Georges Perec : Gaspard Winckler est ce personnage de La Vie mode d'emploi, qui fabrique des pièces de puzzle en bois. Le mot puzzle, énigme en anglais, nous révèle peut-être la raison de ce choix ?

Dans l'art du puzzle, écrit Perec,  "l'objet visé  n'est pas une somme d'éléments qu'il faudrait d'abord isoler et analyser, mais un ensemble, c'est-à-dire une forme, une structure : l'élément ne préexiste pas à l'ensemble, il n'est ni plus immédiat ni plus ancien, ce ne sont pas les éléments qui déterminent l'ensemble, mais l'ensemble qui détermine les éléments : la connaissance du tout et de ses lois, de l'ensemble et de sa structure, ne saurait être déduite de la connaissance séparée des parties qui la composent" [La Vie mode d'emploi, chap. XLIV, Winckler, 2]. L'écriture de Martin Winckler participe brillamment de cet art du puzzle.
 



26/07/2013
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