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Le Coran et nous

 

 
Pour les musulmans, le Coran [ Qur’an ] représente le recueil des paroles de Dieu [ kalâm Allâh ] révélées au prophète Muhammad [né à La Mekke vers 570, mort à Médine en 632], verset par verset, au cours des 23 années de sa mission. Le texte coranique est divisé en 114 sections appelées sourates [« texte écrit »], celles-ci étant classées (à l’exception de la première qui est une courte invocation) selon le nombre décroissant de versets qu’elles contiennent, les plus longues précédant les plus courtes. Par ailleurs, chaque sourate est numérotée selon l’ordre chronologique de la révélation.
 
Révélé en langue arabe coranique (langue littéraire de haut niveau qui s’apparente aux parlers des tribus de la péninsule arabique), le Coran doit être transmis en arabe coranique. Formellement, il ne peut y avoir de « traduction »  du Coran : le Coran traduit n’est plus Parole de Dieu.
 
D’entrée de jeu, on se heurte donc à deux difficultés pour prendre connaissance du contenu du Coran. La première difficulté concerne la langue. Le Coran ne peut être lu - récité - qu’en arabe coranique. Qui ne maîtrise pas l’arabe coranique n’a pas accès au Coran [pourtant le Coran s’adresse à toute l’humanité : « Nous t’avons envoyé à la totalité des hommes » (sourate 34,28)]. La seconde difficulté concerne le statut du texte : à savoir un texte révélé.
 
La première difficulté a nécessairement dû être contournée par les auteurs musulmans eux-mêmes. En fait, lorsqu’ils entreprennent une traduction, ils ne l’appellent pas « traduction » mais  « essai d’interprétation [ tafsir ] du texte inimitable du Coran ».
 
Les traductions auxquelles nous avons accès sont donc des interprétations. Ici, nous sommes renvoyés à la première difficulté : le statut de texte "révélé".
 
Tout texte ancien est soumis à interprétation, puisque le contexte historique, traditionnel, n’est plus connu, ou très partiellement connu, les circonstances en partie ignorées etc. C’est le travail de l’exégèse de tenter d’y voir clair dans tout cela, échafauder des hypothèses, proposer des théories pour rendre compte des textes, de leur genèse. 
 
Aujourd’hui, par exemple, on sait très bien que la Bible est constituée de multiples textes, appartenant à des traditions différentes que les exégètes savent repérer par les particularités de la langue, d’autres sédiments etc.  Ce qui n’empêche pas la Bible d’être considérée comme « révélée » , au sens où les auteurs bibliques, des êtres humains, ont été « inspirés ».
 
Mais pour le Coran, c’est autre chose : selon la tradition, le texte n’a pas été écrit par un, ou des hommes, il a été dicté en arabe, verset par verset, au prophète Muhammad, par l’ange Jibrîl (Gabriel). [Muhammad ne savait pas écrire, il se contentait de répéter les paroles entendues lorsque la révélation « descendait » sur lui ; des scribes fixèrent par écrit les textes recueillis de sa bouche]. Formellement, il n’y a donc pas de place pour l’exégèse.
 
S’il n’y a pas de place pour l’exégèse, autant dire qu’il n’y a pas de discussions possibles. Et s’il n’y a pas de discussion possible, il n’y plus qu’à adhérer - à quoi ? à ce que sera l’interprétation officielle, puisque, bien sûr, on ne peut échapper aux interprétations, ne serait-ce que pour concilier des versets inconciliables.
 
Exemple de versets inconciliables : sourate 6, verset 151 : « Ne tuez personne injustement, Dieu vous l’interdit » ; sourate 9, verset 5 : « Tuez les polythéistes, partout où vous les trouverez ».
 
Comment interpréter ces versets contradictoires ? La solution officielle consiste à faire appel à ce que les théologiens musulmans nomment la "théorie de l’abrogation", selon laquelle les versets les plus tardifs, sans supprimer les précédents, les "abrogent", les mettent entre parenthèse. Ainsi l’interprétation officielle affirme la prééminence de la sourate 9, plus tardive (113ᵉ dans l’ordre de la révélation), sur la sourate 6 (55ᵉ). On n’échappe donc pas à ceci que l’interprétation officielle valide que le « Tuez les polythéistes » [les mushrikûn : ceux qui n’adhèrent pas au Dieu Unique] l’emporte sur le « Ne tuez personne injustement ». 
 
Il ne fait pas bon soutenir la théorie inverse de l'abrogation, selon laquelle ce ne serait pas la sourate recueillie en dernier, mais en premier qui primerait : Mahmoud Mohamed Taha l’a appris à ses dépens, qui a été condamné pour apostasie et pendu : non pas au Moyen-Âge, mais en 1985, au Soudan. 
 
On l’a compris, la lecture du texte du Coran se révèle très difficile, et ne permet pas aisément à des musulmans dits « modérés » de contrer la prétention de l’islam fondamentaliste de trouver ses justifications dans la lettre du Coran. 
 
Si Dieu, le Coran y revient souvent, est « le Miséricordieux » [ al Rahman ] (82 versets), s’il est « celui qui fait miséricorde » [ rahma ] (109 versets), s’il est celui qui pardonne (123 versets) - en revanche, malgré la miséricorde qu’il veut bien exercer, il ne pardonne pas le polythéisme (sourate 4, verset 48, 116), ni l’incrédulité : « Il n’y a pade pardon pour les incrédules » (sourate 4, verset 18 ; et encore : 137, 168 ; sourate 9, verset 80 ; sourate 47, verset 34 ; sourate 66, verset 6)… Aucun de ces versets n’est abrogé.
 
Non plus que les versets 190-191 de la sourate 2, qui posent le principe de la lutte [ jihãd ] pour la défense et l’expansion de l’islam :
 
Combattez dans le chemin de Dieu
ceux qui luttent contre vous […]
Tuez-les partout où vous les rencontrez ;
chassez-les des lieux d’où ils vous auront chassés. […]
S’ils vous combattent, tuez-les :
telle est la rétribution des incrédules.
 
Ce qui est affirmé, c’est que, dans leur globalité, ceux qui ne partagent pas les convictions de l’islam devront être éliminés : les polythéistes [ mushrikûn ], qui n’adhèrent pas au Dieu Unique, les incroyants [ kâfirûn ], qui n’adhèrent pas à la prédication de Muhammad, les hypocrites  [ munâfiqûn ], qui dissimulent leur incrédulité etc.
 
Le danger est grand de se raidir en retour face à ces affirmations inacceptables. Mais ce serait en quelque sorte cautionner le fondamentalisme. Il existe d’autres approches. Et d’abord celle de la raison critique.
 
Tout comme, au vingtième siècle, le travail des exégètes sur les textes de la Bible, d’abord perçu comme un travail de sape, condamné par les autorités ecclésiastiques, a finalement, c’est reconnu aujourd’hui, libéré le message biblique de la gangue des interprétations naïves, littérales ou fausses - pourquoi un travail similaire d’exégèse ne serait-il pas entrepris sur le texte du Coran, qui dégagerait le sens relatif du texte ramené dans son contexte historique, et délégitimerait les interprétations fondamentalistes ? 
 
Les biographes distinguent, dans la vie de Muhammad, deux périodes. La première est dite de La Mecque, car Muhammad y naît, grandit, se marie, participe à l’activité des caravanes commerciales, et aime à faire de longues retraites dans la grotte de Hirâ’, où il reçoit les premières révélations. Le petit groupe de disciples qui commence à s’agréger autour de lui est minoritaire. Les textes révélés de cette période, les premiers donc, sont plutôt conciliants. Mais l’opposition grandissante qu’il rencontre à La Mecque oblige Mohammad à partir [ hijra, d’où hégire avec ses plus fidèles compagnons pour Yathrib, la future Médine (de Madinat al Nabî, la cité du Prophète), où il s’établit en 622.
 
Commence la deuxième période, dite de Médine, où cette fois-ci le contexte n’est plus celui de tensions mais de guerre. Placé à la tête de la communauté musulmane naissante, Muhammad se transforme en chef guerrier. Il livre bataille à ses opposants à Badr (624) et à Uhud (625) avant de pénétrer à La Mecque en vainqueur en 630. Les textes révélés de cette période, les plus récents donc, sont, on s’en doute vu le contexte, les plus violents. Le malheur veut que la théorie de l’abrogation donne la prééminence à ces derniers, et surtout, qu’en refusant de prendre en compte le contexte historique, on en vient à sacraliser des paroles, telles celles instituant la lutte [ jihãd ], et bien des versets concernant des coutumes tribales (par exemple le voile), comme étant valables en tout temps et en tout lieu - ce qui n’a pas de sens.
 
Le débat a déjà eu lieu, dans la deuxième moitié du IXième siècle, qui opposait, dans la communauté musulmane, deux lignes de pensée : ceux qui faisaient prévaloir l’argument de raison sur l’argument d’autorité (courant auquel appartiendront plus tard de grands philosophes et savants comme Al-Farâbî, Avicenne, Averroès…) d’un côté ; de l’autre, les traditionalistes, juristes, théologiens, qui vont verrouiller la foi dans le dogme d’un Dieu tout-puissant face auquel le croyant ne peut que se soumettre  (d’où le nom de muslim, musulman : « croyant soumis aux préceptes divins » - sous-entendu de l’islam).
 
L’affrontement se focalisera sur la question de la nature du texte coranique. Les traditionalistes l’emporteront sur les partisans de la raison, en soutenant que le Coran est non pas « créé », c’est-à-dire inscrit dans l’histoire et le temps, mais « incréé », venant directement de Dieu, donc intemporel. À partir de là, on n’enseignera plus, dans les écoles coraniques, jusqu’à nos jours, que cette « vérité » partisane d’un texte intangible valable en tout temps et en tout lieu, générateur d'obscurantisme. La nécessité est d’autant plus grande aujourd’hui, face aux fondamentalismes, de faire prévaloir les arguments de raison en ré-initiant le travail d’exégèse et de raison critique.
 
Ce travail d’exégèse qui re-situe les textes dans leur contexte historique vaut mieux que de relativiser artificiellement les affirmations les plus rudes au moyen d’une lecture light destinée à les rendre acceptables. Exemple : La sourate 2, verset 228 assène : « Les hommes ont une prééminence sur les femmes ». D’où vient que Denise Masson (1901-1994), islamologue reconnue qui a traduit le Coran dans l’édition Gallimard (1967) en Pléiade et en Folio, ait cru besoin d’ajouter en note : « sous-entendu : pour la prière » ? Le contexte n’est pas de prière, mais de mariage et de répudiation...
 
C’est une très bonne nouvelle d’apprendre, si on veut ré-initialiser le travail d’exégèse sur le Coran, que l’Université qui, en France, a délaissé les études islamiques, jadis illustrées par des grands noms comme celui de Louis Massignon, y revient en ouvrant au Collège de France une chaire consacrée à l’étude du Coran, intitulée « Histoire du Coran, texte et transmission ». Le Collège de France entend ainsi « poursuivre une longue tradition d’études arabes et ouvrir un nouveau chapitre de notre connaissance de la civilisation islamique ». C’est bien venu. 
 
Un autre chemin de connaissance est celui montré par Christian de Chergé, le prieur des frères cisterciens de Tibhirine assassinés en Algérie en 1996 - que le film Des dieux et des hommes a fait connaître au public. Ce cheminement est fait de rencontre et de dialogue avec des croyants musulmans qui se nourrissent du Coran dans la recherche d’une voie de paix. 
 
Sa vie durant, Christian de Chergé n’a cessé, à partir de son expérience (il a vécu ses premières années d’enfance en Algérie ; sa mère, animée d’une grande spiritualité, a élevé ses enfants dans le respect des musulmans qu’ils côtoyaient et de leurs attitudes de prière) de chercher à approfondir avec ses amis croyants musulmans ce qui unit au-delà de ce qui sépare dans la lecture du Coran. Il étudie et médite les sourates du Coran relatives aux prophètes, à « Jésus, fils de Marie », aux « gens du Livre », compare les termes des deux traditions, les concepts, comme celui de la miséricorde et du « Miséricordieux ». Il retrouve dans le Coran l’idée fondamentale (assez proche en cela des grandes spiritualités et de la Bible) que tout vient de Dieu et retourne à lui : « Il est le Premier et le Dernier » (sourate 57, verset 3). Ce chemin de connaissance ouvre sur une autre dimension, au-delà des frontières et des limites des religions, fait accéder à un autre ordre, qui est celui du spirituel.
 
L’approche critique, aussi bien que l’approche spirituelle, sur des plans différents, contribuent à briser le carcan dans lequel les interprétations dogmatiques et/ou fondamentalistes prétendent contenir le Coran.


19/04/2015
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