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Le silence des intellectuels pendant la campagne

 

 

Le silence des intellectuels pendant la campagne est assourdissant : jamais une élection n'aura mobilisé si peu d'entre eux. Que sont les héritiers des Rousseau, d'Alembert, Voltaire devenus ?

À l'époque - c'était le siècle des Lumières - ces trois-là se sont battus pour la liberté de penser, dans un système où le pouvoir royal surveille tout, contrôle tout. Aucune publication ne peut paraître dans le pays sans l'aval du directeur de la Librairie - en l'occurrence, à l'époque, le jeune Malesherbes, qui jouera un rôle remarquable, en protégeant autant qu'il pouvait les "intellectuels", dont les philosophes de l'Encyclopédie, tout en les surveillant officiellement. Et non seulement le pouvoir contrôle - mais il s'attache les intellectuels par le système des pensions, en échange bien sûr de leur obédience.

Il a fallu de l'audace et du courage à Rousseau, d'Alembert ou Voltaire pour mener leur combat, revendiquant l'indépendance - chacun avec son talent, sa personnalité, ses convictions.

Rousseau est le premier, avec d'Alembert, à prendre conscience d'une certaine corruption des intellectuels, et à l'écrire. Dans sa préface à sa comédie Narcisse il s'adresse vertement aux gens de lettres  : "Tout homme qui s'occupe des talents agréables veut plaire, être admiré, et veut être admiré plus qu'un autre. Les applaudissements publics appartiennent à lui seul : je dirais qu'il fait tout pour les obtenir, s'il ne faisait encore plus pour en priver ses concurrents [Pléiade, t.II, pp.967-968].

Dans Les Confessions il donne une clé de son engagement : "Déterminé à passer dans l'indépendance et la pauvreté le peu de temps qui me restait à vivre,  j'appliquais toutes les forces de mon âme à briser les fers de l'opinion, et à faire avec courage tout ce qui me paraissait bien, sans m'embarrasser aucunement du jugement des hommes" [Pléiade, t.I, p.362]. Tel est Rousseau, qui affirme son indépendance au prix de la pauvreté. Il écrira encore, dans Les Confessions : "Mon talent était de dire aux hommes des vérités utiles, mais dures, avec assez d'énergie et de courage ; il fallait m'y tenir" [Pléiade, t.I, p.553].

D'Alembert profite de son aura de savant - c'est un grand mathématicien - et de sa qualité de philosophe, pour dénoncer publiquement, dans son Essai sur la société des gens de lettres et des grands, qui aura un grand retentissement, les collusions entre les grands et les gens de lettres (qui vivent des pensions versées par la cour). Le remède selon lui tient en trois mots : "Liberté, vérité, et pauvreté, car quand on craint cette dernière, on est bien loin des deux autres". Si les gens de lettres parviennent à vivre "unis et presque renfermés entre eux", ils feront "la loi au reste de la nation sur les matières de goût et de philosophie". Tel est le "manifeste d'indépendance", pourrait-on dire, qui pose implicitement d'Alembert en chef de ce nouveau parti : celui des intellectuels.

Voltaire, quant à lui, joue d'un autre registre. À la différence de Rousseau, qui toujours s'est senti à part, peu intégré dans la société, et à qui on renvoie parfois sa modeste origine - il n'oubliera jamais qu'on voulut le faire dîner à l'office [Les Confessions, La Pléiade, t.I, p.289] ; et de D'Alembert, qui vit modestement, fréquentant cependant les salons ; Voltaire est riche et aime la compagnie des grands.

Marmontel écrit dans ses Mémoires : "Ce n'était pas assez pour lui d'être le plus illustre des gens de lettres, il voulait être homme de cour. Dès sa jeunesse la plus tendre, il avait pris la flatteuse habitude de vivre avec les grands". Vivre avec les grands - mais en gardant son indépendance. Fin politique, il use d'une cour contre l'autre [la cour du roi Frédéric contre Versailles] - non sans mesurer ce que vaut l'amitié des rois - ou gagne la liberté de penser au prix d'une vie en exil hors du royaume de France.

Et Voltaire va mettre sa capacité d'indignation et tous ses talents, d'historien, d'écrivain, dans l'affaire Calas qu'il prend à coeur : "Pourquoi je m'intéresse si fort à ce Calas qu'on a roué ? C'est que je suis homme.... Cette horrible aventure déshonore la nature humaine" [À d'Argental, 27 mars 1762]. Voltaire, et personne d'autre, incarne ce combat, qui aboutit, grâce à sa prodigieuse activité, à son entêtement, à son réseau de relations et à son Traité sur la tolérance à gagner dans cette "affaire Calas" - pour le plus grand honneur des philosophes.

C'était au siècle des Lumières, à la veille de la Révolution. Rousseau, d'Alembert, Voltaire ont chacun combattu pour la liberté de penser et le courage de dire ce qui doit l'être.

Le silence des intellectuels aujourd'hui m'interroge. Ce n'est peut-être pas parce qu'ils se taisent, mais parce que c'est le vide - la morne plaine.

 

Suivez-moi sur Twitter : @voilacestdit


22/04/2012
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