Les Cloches de Bâle, de Louis Aragon
Lectures d'été.
Je n'ai pas d'empathie particulière pour la personnalité de Louis Aragon... mais Dieu! quel écrivain ! Ce style de pensé parléqu'Aragon utilise en virtuose (et qui n'est pas sans faire penser au Céline du Voyage au bout de la nuit), ces soudaines envolées poétiques aussi —ce n'est que du bonheur de lecture, et ce plaisir, je l'ai retrouvé à nouveau en relisant les ouvrages du cycle romanesque du Monde réel composé des Cloches de Bâle, des Beaux quartiers, des Voyageurs de l’impériale, et d’Aurélien. Aragon s'y révèle aussi grand romancier, à sa manière, qu'il est grand poète.
Je ne parlerai ici que du premier volume du cycle, Les Cloches de Bâle, un roman donc, et ce n'était pas tellement fait pour plaire à ses anciens amis surréalistes qui méprisaient ce genre littéraire. Et pourtant, que de possibilités offertes au romancier pour parler de la réalité, non comme un historien astreint à tenter de reconstituer le vrai à partir de documents authentifiés, mais par le biais de ce qu'Aragon appelle le "mensonge romanesque", ainsi qu'il s'en justifie dans sa préface, au moment où il vient de rompre avec le surréalisme et se plaît à prendre ses distances :
"Le roman est une machine inventée par l'homme pour l'appréhension du réel dans sa complexité. [...] L’extraordinaire du roman, c’est que pour comprendre le réel objectif, il invente d’inventer. Ce qui est menti dans le roman libère l’écrivain, lui permet de montrer le réel dans sa nudité. Ce qui est menti dans le roman est l'ombre sans quoi vous ne verriez pas la lumière. […] On ne se passera jamais du roman, pour cette raison que la vérité fera toujours peur, et que le mensonge romanesque est le seul moyen de tourner l’épouvante des ignorantins dans le domaine propre au romancier. »
Voici donc les Cloches de Bâle, dont la première partie, Diane, est centrée sur le personnage d'une demi-mondaine séductrice, dont l'histoire se mêle, dans les années 1900, à celle de ce milieu interlope du Tout Paris composé de capitaines d'industrie intéressés, d'hommes politiques, d'aristocrates fin de race, de militaires bien sanglés dans leurs uniformes et leurs convictions, de financiers douteux... Aragon décrit avec une cinglante ironie ce milieu qu'il condamne, dans lequel évolue Diane, devenue au fil de ses aventures plus ou moins cocotte...
— Mais, lisant ces premières pages à sa compagne Elsa [Triolet], celle-ci lui lâche, après un assez long silence : Et tu vas continuer longtemps comme ça ?...
Un choc pour Aragon, comme il le raconte lui-même dans sa préface, et qui explique, dit-il, "la brusque rupture du roman après cent pages, et son nouveau départ."
Nouveau départ donc : La deuxième partie, Catherine, de fait est très différente de la première, beaucoup plus ample (400 pages contre tout juste 100), et le ton surtout change. Autant le personnage de Diane pouvait laisser indifférent — on s'intéressait plus alors à la description sans concession des intrigues du milieu qu'au personnage lui-même — autant celui de Catherine retient l'attention. Belle Géorgienne qui a grandi entre sa mère déclassée et sa soeur en quête de respectabilité, assez aisée (grâce aux mandats reçus plus ou moins régulièrement de son père producteur de pétrole à Bakou) pour vivre sans rien faire, — Catherine Simonidzé est en rupture de ban avec son milieu. Travaillée par la question de la place de la femme dans la société et l'ouverture au monde des ouvriers qu'elle découvre, Catherine fait maladroitement son chemin, profitant de sa liberté, y compris concernant les moeurs, fréquentant anarchistes et socialistes, tentant de s'engager personnellement. L’épreuve décisive pour elle sera la grève des horlogers de Cluses de juillet 1904, qui déclenche une brutale prise de conscience et l’amène à rompre avec son amant, lequel incarne l'ordre bourgeois avec lequel elle prend désormais ses distances, pour tenter de s'engager dans le camp des ouvriers représenté par "Victor".
Certes le propos d'Aragon, vu le contexte de son ralliement au Parti communiste après sa séparation d'avec les surréalistes, est marqué par ses convictions politiques — mais ce qui nous touche aujourd'hui dans le roman c'est le parcours de l'héroïne principale, Catherine, engagée dans une difficile, incertaine structure d'apprentissage : "Hésitante, vacillante Catherine, comme elle s'approche lentement de la lumière!", écrit Aragon :
" ... Elle a vu à Saint-Lazare des prostituées et des ouvrières. Tout est un peu plus affreux qu’on ne l’imagine : mais il en est resté dans son cœur une certitude. Elle sait maintenant ce qu’est le sort des femmes. Elle sait qu’à tout prendre, il y a deux sortes de femme. Elle est sortie du parasitisme et de la prostitution. Le monde du travail s’ouvre à elle. Il avait raison, Victor.
Il avait raison, Victor, mais je ne puis plus parler de Catherine. Hésitante, vacillante Catherine, comme elle s’approche lentement de la lumière! Nous sommes pourtant déjà à la fin de l'année 12, et déjà toute une humanité existe de laquelle les Catherine Simonidzé ne font qu'entrevoir les omores au travers d'un écran."
Car, et c'est encore une particularité de ce roman décidément peu conforme aux règles du genre, Aragon brusquement, sur la fin, mettant en scène dans un bref épilogue une nouvelle héroïne, "Clara", bien réelle celle-là (Clara Zetkin, une militante socialiste qui s'est distinguée au Congrès international de Bâle contre la guerre, en 1912) entreprend d'intervenir dans le récit en tant qu'auteur :
"On dira que l’auteur s’égare, et qu’il est grand temps qu’il achève par un roulement de tambour un livre où c’est à désespérer de voir surgir, si tardivement cette image de femme qui aurait pu en être le centre, mais qui ne saurait venir y jouer un rôle de comparse. On dira que l’auteur s’égare, et l’auteur ne le contredira pas. Le monde, lecteur, est mal construit à mon gré, comme à ton gré mon livre. Oui, il faut refaire l’un et l’autre, avec pour héroïne une Clara, et non point Diane, et non point Catherine. Si je t’en donne un peu le goût, la simple velléité, tu peux déchirer ce bouquin avec mépris, que m’importe!"
Le roman se termine ainsi sur le portrait de la militante allemande Clara Zetkin, prenant la parole à Bâle, où résonnaient les cloches de la cathédrale ("Lourde, lourde, lourde, lourde chanson"... annonciatrice du prochain incendie...) — comme héroïne ouvrant des temps nouveaux :
" Elle parle comme une femme, pour les autres femmes, pour exprimer ce que pensent toutes les femmes d'une classe. Elle parle comme une femme dont l'esprit s'est formé dans les conditions de l'oppression, au milieu de sa classe opprimée. [...] Elle est simplement à un haut degré d'achèvement le nouveau type de femme qui n'a plus rien à voir avec cette poupée, dont l'asservissement, la prostitution et l'oisiveté ont fait la base des chansons et des poèmes à travers toutes les sociétés humaines, jusqu'aujourd'hui. Elle est la femme de demain, ou mieux, osons le dire : elle est la femme d'aujourd'hui. [...] La femme des temps modernes est née, et c'est elle que je chante.
Et c'est elle que je chanterai."
Les contemporains ont parlé à l'époque (1934, année de parution des Cloches) d'un "roman à thèse" — mais, dépassées les circonstances historiques entourant la publication, le lecteur d'aujourd'hui y voit bien plutôt un véritable roman suscitant un réel bonheur de lecture...
Retour aux articles de la catégorie Billets d'humus -
⨯
Inscrivez-vous au blog
Soyez prévenu par email des prochaines mises à jour
Rejoignez les 104 autres membres