Carnets du Japon (V) : L'esprit des lieux. Oku-no-in
S’il est un lieu intensément "habité", au sens fort de chargé de spiritualité, c’est bien Oku-no-in, cette immense et mystérieuse nécropole de près de 200 000 pierres tombales bouddhiques, qui s'étend sur le site de Kōya-san au fond d'un val couvert de cèdres majestueux nombre de fois centenaires. Toutes ces sépultures accolées, occupant tout l’espace disponible au creux des sous-bois, sont celles de samouraïs et de gens simples, qui serrés là les uns contre les autres, attendent auprès du grand Kūkai qui n’est pas mort mais repose au milieu d’eux en méditation, l’avènement prévu de Mirokū Butsu, le "Bouddha du futur".
Sous les frondaisons des cèdres monumentaux, s’éparpillent ces milliers de tombes, les unes sous forme de constructions étranges, d'autres de stèles ou de stupas, ou encore bardées de longues tablettes en bois couvertes de sutras (prières) calligraphiées.
Le chemin dallé, de plus de 2 kms, qu'empruntent les pèlerins de blanc vêtus, qui achèvent là leur longue pérégrination vers le site sacré de Kōya-san, est parsemé de lanternes et de petites auges contenant de l'eau. Tout est symbole ici : la lumière qui guide, l'eau pure que puisent les fidèles dans la rivière Tama pour verser sur des statues en signe de purification, l'habit blanc du pèlerin lui aussi symbole de purification...
Dans les fourrés, sur les bas-côtés, au creux des arbres apparaissent ici ou là d'étranges petites statues au sourire énigmatique ; autour de leur cou est noué un bavoir rouge ; certaines portent un bonnet, rouge également ; devant elles sont déposées des offrandes. Ces statues, identiques à celles que nous avions rencontrées sur le chemin du Kumano Kodō, représentent une divinité shintoïste, protectrice des voyageurs. Cette divinité shintoïste trouve naturellement sa place dans ce haut lieu de mémorial bouddhique.
On trouve aussi, cela nous surprend (parce que nous sommes Occidentaux), parmi les mémoriaux de samouraïs, des stèles d'entreprises comme Mitsubishi ou Panasonic... dédiées à leurs employés.
Longuement nous avons arpenté les sous-bois au milieu des tombes par une journée grise où la pluie s'annonçait. Par chance nous étions presque seuls. Pas de cars déversant leurs flots de touristes s'interpellant bruyamment. Le silence était total. L'intensité est silencieuse : pas un bruit, à peine un craquement sous les pas ou une pierre qui crisse. Ici, là, partout, faisant presque partie de la forêt, intégrés en elle, vivante, tous ces mémoriaux qui se dressent me faisaient penser non à des corps morts allongés sous terre — d'ailleurs il n'y a pas de corps enterrés, seules le sont les cendres, parfois des cheveux — mais aux esprits de ces samouraïs, des gens simples réunis ici, communiant dans la même attente du renouvellement de la vie.
Car ce que célèbre ce haut lieu, ce n'est pas la mort mais le cycle de la vie. Tapis, quelquefois presque enfouis dans le terreau au pied des cèdres ancestraux, ces mémoriaux paraissent participer de l'intense vie végétative de ce milieu de mousses et de lichens qui sans cesse se renouvellent, au gré des minuscules spores qu'ils produisent et que le vent, l'eau ou les animaux dispersent assurant leur régénération.
Ce qui m'a frappé dans ce lieu empli de mystère abritant au creux de la montagne ces milliers de tombes, c'est de ressentir quasi physiquement cette sorte de symbiose. Comme le disait chez nous René Char, des poètes qui "laissent des traces de leur passage, non des preuves, seules les traces font rêver" — ici, à Oku-no-in, littéralement le lieu du recueillement, les esprits rassemblés dans une commune attente ont laissé des traces, qui font rêver.
À suivre
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