Maître Eckhart ou la voie du Rien (II)
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... Mon propos ici est de tenter de comprendre, autant que faire se peut, la voie qu’indique Maître Eckhart à ses auditeurs dans ses traités et sermons afin qu’ils se rendent capax Dei — c’est-à-dire en capacité de s’ouvrir à la dimension de la déité.
Seuls des éveilleurs, comme des poètes ou des artistes à travers leurs fulgurances, ou des mystiques peuvent en vérité tenter d’indiquer de ces ouvertures vers le mystère ultime.
Tel Maître Eckhart qui, confronté au mystère de la déité, a sa vie durant, verbo et exemplo, par la parole et par l’exemple, tracé une voie de radicalité.
Partie 2 : La voie du Rien
Le jeune Johannes Eckhart, au cours de sa formation à l’École de Cologne et sous l’influence d’Albert le Grand, s’est beaucoup imprégné du traité de Théologie mystique, attribué à Denys l’Aréopagite. Commenté par de nombreux théologiens, dont Albert le Grand, ce traité inspire en profondeur la pensée de Maître Eckhart comme il l’exprime ici, faisant référence au « lumineux » Denys :
Quand il écrit sur Dieu, le lumineux Denys dit : « Il est au-dessus de l’être, il est au-dessus de la vie, il est au-dessus de la lumière » ; il ne lui attribue ni ceci ni cela et il veut dire qu’il est on ne sait quoi, très loin au-dessus. [Sermons allemands]
Familier de la voie négative de Denys l’Aréopagite, Maître Eckhart reprend à son compte cette approche du traité de Théologie mystique par la « voie de l’inconnaissance » :
Quant à toi, exerce-toi sans relâche aux contemplations mystiques, abandonne toutes sensations et jusqu’aux spéculations de l’intelligence, laisse tout le sensible, tout l’intelligible, tout l’être et le non être ; ainsi autant que tu en es capable, tu seras surélevé par la voie de l’inconnaissance jusqu’à ne plus faire qu’un avec Celui qui est au-delà de toute essence et de toute connaissance.
Dieu ne peut être ceci ou cela puisqu’Il est toujours au-delà de tout ce que l’homme peut concevoir ou imaginer. Dès lors, tout concept ou image de Dieu doit être traversé, dépassé, pour découvrir la déité :
Quand j’ai prêché à Paris, j’ai dit — et je dois le répéter maintenant : tous ceux qui sont à Paris ne peuvent saisir avec leurs sciences ce que Dieu est dans la moindre créature, pas même dans la mouche. Mais je dis maintenant : Le monde entier ne peut le saisir. Tout ce que l’on peut dire ou penser de Dieu n’est pas exactement Dieu. Ce que Dieu est en lui-même, personne ne peut y parvenir, à moins d’être ravi dans une lumière qui est Dieu lui-même. [Sermons allemands]
La "déité" (gotheit), ou essence divine, est donc définie par la négation de ce qui lui est attribuée mais qu’elle n’est pas. Mais chez Maître Eckhart — c’est en cela qu’il est à la fois Maître en théologie et Lebemeister, ou Maître de vie — l'enseignement ne reste jamais sur le seul plan théorique ou conceptuel, il s’accompagne d'une expérience de vie.
Le détachement d’ordre théologique qu'implique la voie négative doit être assumé par l’abandon d’ordre spirituel de toute prétention de savoir. Consentir à cette expérience d’ « inconnaissance », emprunter la voie de celui qui « ne sait pas », conduit, pour Maître Eckhart, à l’injonction de « tout quitter ».
Quand a-t-on quitté toutes choses ? Quand on a laissé tout ce que les sens peuvent saisir, et tout ce qu’on peut dire, tout ce qu’on peut entendre, tout ce que les couleurs peuvent montrer, alors seulement on a quitté ainsi toutes choses. Quand on a quitté ainsi toutes choses, on est pénétré et traversé de lumière par la déité. [Les Dits de Maître Eckhart]
On n’aura renoncé à rien pour Dieu si l’on prétend encore le posséder et savoir quelque chose de Lui. D’où cette formule audacieuse : Je prie Dieu de me libérer de Dieu.
Tout ce que les sens peuvent saisir et ce que la raison peut comprendre doit être « laissé ». Maître Eckhart invite ainsi à un chemin de détachement de tout. C’est en ce sens que l’homme, au terme de ce parfait "abandon" (gelassenheit), désencombré de tout y compris de la connaissance, se rend "capable de Dieu" (capax Dei). Pour Maître Eckhart, la nature tout entière exprime le mystère de Dieu — il dit de façon imagée : toutes les créatures portent la trace du pied de Dieu — mais seule l’âme est capacité de Dieu. [Sermons allemands]
Ne lui opposant nul obstacle, l’homme désencombré donne à Dieu de pénétrer en lui.
Dans la mesure où tu quittes toutes choses, dans cette même mesure, ni plus ni moins Dieu pénètre en toi avec tout ce qu’il a, comme tu as quitté complètement toutes choses qui sont en toi. [Entretiens spirituels]
Telle est l’expérience ultime de la voie qu'indique Maître Eckhart. Dénudé, le fond de l’homme confine à l’ « être nu » de la déité qui, selon l’expérience eckhartienne, est abstrait de tout discours, forme et concept.
Je pensais un jour en cheminant que l’homme devrait être si totalement détaché dans son intention qu’il ne devrait penser à personne ni à rien qu’à la déité en elle-même : ni à la béatitude, ni à ceci ou à cela, sinon à Dieu seul en tant que Dieu et à la déité en elle-même, car toute autre chose à quoi tu penses est un être d’accompagnement de la déité. C’est pourquoi, écarte tout être d’accompagnement de la déité et saisie-la nue en elle-même. [Sermons allemands]
La déité est appréhendée en son essence comme un « être nu ». Pour la saisir, l’homme doit se tenir dans un « être nu » et même un « néant » — « néant » à partir duquel Dieu pourra agir en lui, tout comme le monde a été créé ex nihilo :
C’est le propre de la créature de faire quelque chose à partir de quelque chose, mais c’est le propre de Dieu de faire quelque chose à partir de rien. Si donc Dieu doit faire quelque chose en toi ou avec toi, tu dois auparavant être devenu néant. [Sermons allemands]
Ce « rien » ou ce « néant » est un mode d’expression qui traduit pour Maître Eckhart sa propre expérience de Dieu. Le « néant » désigne l’expérience même de cet absolu et représente, selon Maître Eckhart, un mode de désignation de Dieu lui-même qui, au-delà de tout, n’est pas réductible à un nom. Maître Eckhart commente ainsi l’expérience de l’apôtre Paul foudroyé de lumière sur le chemin de Damas :
Quand il se releva de terre, les yeux ouverts, il vit le néant et ce néant était Dieu, car lorsqu’il vit Dieu, il le nomme un Néant. [Sermons allemands]
Faut-il rapprocher cette pensée audacieuse du « néant de Dieu », de cette autre pensée non moins audacieuse d’un Dieu « abaissé » ?
Hier soir, une pensée m’est venue. La grandeur de Dieu dépend de ma bassesse ; plus je m’abaisserais, plus Dieu serait exalté. […] Or, je pensais hier soir que Dieu devait être dépossédé de sa sublimité, non pas absolument, mais bien plutôt intérieurement, ce qui veut dire un Dieu abaissé : cela me plut tellement que je l’écrivis dans mon livre. Cela signifie : un Dieu abaissé, non pas absolument, mais intérieurement, afin que nous soyons élevés. Ce qui était en haut est devenu intérieur. Tu dois être intériorisé par toi-même, en toi-même, afin qu’il soit en toi. Non pas que nous prenions quelque chose de ce qui est au-dessus de nous, nous devons bien plutôt le prendre en nous et le prendre de nous-mêmes en nous-mêmes. [Sermons allemands]
Ce lieu d’intimité, ce « chez soi » dont parle Maître Eckhart en plusieurs de ses sermons, devient l’unique lieu de la rencontre de l’être avec Dieu, Dieu seul peut y pénétrer avec la nudité de sa déité :
Oui, en toute vérité, Dieu lui-même ne peut y pénétrer selon qu’il a un mode, selon qu’il est sage, ni selon qu’il est bon, ni selon qu’il est riche. Oui, Dieu ne peut y pénétrer avec aucun mode, Dieu peut seulement y pénétrer avec la nudité de sa nature divine. [Sermons allemands]
Quant à l’homme, c’est seulement en empruntant dans l’abandon de soi la voie de celui « qui ne sait pas », jusqu’à faire l’expérience d’un « néant », qu’il pourra, sans « pourquoi », approcher du mystère.
Toutes les choses qui sont dans le temps ont un « pourquoi ». Si l’on demandait à quelqu’un : « Pourquoi manges-tu ? » — « Pour avoir de la force ! » « Pourquoi dors-tu ? » — « Pour la même raison ! » Il en est ainsi de toutes les choses qui sont dans le temps. Mais un homme bon à qui on demanderait : « Pourquoi aimes-tu Dieu ? » — « Je ne sais pas — pour Dieu ! [Sermons allemands]
Maître Eckhart adopte audacieusement dans sa prédication ce point de vue du sans « pourquoi ». Nul doute que, mis en demeure de répondre devant les autorités ecclésiastiques de ses audaces de langage, il n’ait trouvé devant lui que des accusateurs bien confortés dans leur conviction que ses propos, bien trop libres, et difficiles à comprendre, ne pouvaient que mettre en danger la foi dogmatique. Maître Eckhart en est bien conscient. Il s'étonne ironiquement :
Je m’étonne qu’on n’oppose pas plus de choses à ce que j’ai écrit dans mes divers livres. Il est clair en effet que j’ai écrit cent choses et plus que la grossièreté de mes accusateurs ne peut comprendre ni saisir.
N’empêche. Désavoué, soupçonné, convoqué devant les tribunaux ecclésiastiques, contraint de se défendre de multiples fois, condamné au terme de trois années d’attaques incessantes, Maître Eckhart vit dans sa chair jusqu’à l’extrême déréliction l’expérience à jamais insaisissable du Rien.
Expérience ultime dont Angelus Silesius, cet autre grand mystique, tirera, trois siècles plus tard, que « Dieu est un pur Rien »...
Matisse, Porte-fenêtre à Collioure
J'empreinte à Rémy Valléjo, Dominicain, historien de l'art, spécialiste des mystiques rhénans, l'idée d'illustrer ce billet avec cette peinture de Matisse Porte-fenêtre à Collioure. [septembre 1914 - octobre 1914]
Pour Louis Aragon, cette œuvre est « le plus mystérieux des tableaux jamais peints ».
Commentaire de Rémy Valléjo :
« Ouverte, sur le port de Collioure, là où d'ordinaire la lumière exalte de ses feux joyeux et fauves les mâts des navires à quai et la mer jusqu'au lointain, la porte-fenêtre n'offre rien à voir. Au-delà d'un battant vitré entrouvert qui reflète un plein jour, tout se résorbe en un grand aplat noir. Cette porte-fenêtre entrouverte sur le large n'est autre que l'expérience du zénith, lorsqu'à l'heure de midi, la lumière aveugle celui qui la regarde en face. Alors même qu'elle demeure invisible quand elle exalte ce “presque rien” du quotidien ordinaire qui, dans sa singularité, retient le regard, la lumière sature toute chose quand elle est contemplée pour elle-même. »
Ainsi de l'expérience ultime de Maître Eckhart « traversé par la lumière de la déité »...
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