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Mariage et famille : nouvelles terra incognita ?



En 1609, l'anglais Hudson, à la recherche de la route septentrionale de l'Inde, mouille devant l'île de Manhatte ou Manhattan : s'ils n'ont pas trouvé la route du Cathay, ils ont découvert des terra incognita . Quatre ans plus tard, une expédition hollandaise, commandée par Block, mouille à son tour dans la baie ; Block continue ce que Hudson avait commencé. Mais son bateau, le Tigre, prend feu et est détruit ; il en reconstruit un autre et le baptise l'Inquiétude [Unrest].

Ils étaient partis à la découverte de terres nouvelles avec le Tigre, les voilà embarqués sur l'Inquiétude.

En ces mêmes années 1610, Galilée, mathématicien et physicien, se procure une longue-vue conçue en Hollande, qui grossit les objets observés environ sept fois. Galilée perfectionne l'instrument et le transforme en lunette astronomique qui grossit jusqu'à trente fois.

 

En observant les phases de la Lune, il découvre grâce à son instrument que cet astre n'est pas parfait, comme le voulait la théorie aristotélicienne [selon laquelle, dans le monde «supralunaire» - qui part de la Lune et s'étend au-delà -  n'existe que des formes géométriques parfaites (des sphères) et des mouvements réguliers immuables (circulaires)]. Autre découverte capitale : il remarque également trois petites étoiles à côté de Jupiter et découvre qu'il y en a une quatrième et qu'elles accompagnent la planète : ce sont les satellites visibles de Jupiter... Grâce à eux, il tient la preuve que les «orbes de cristal» d’Aristote n'existent pas et que tous les corps célestes ne tournent pas autour de la Terre. Le système de Copernic est confirmé : la Terre n'est pas au centre du monde, elle se déplace !

J'ai vu récemment dans un petit théâtre parisien La Vie de Galilée de Bertolt Brecht. Brecht rend très bien dans sa pièce la force de l'onde de choc que produisent les observations de Galilée sur le monde clérical et le monde intellectuel de l'époque  - une onde qui balaie tout ce qui était cru jusqu'à présent, sur l'autorité d'Aristote, en accord avec les  Écritures [psaume 93 : «Tu as fixé la Terre ferme et immobile»].

Brecht fait dire à Galilée :

"Durant deux mille ans l'humanité a cru que le Soleil et tous les corps célestes tournaient autour d'elle. Le pape, les cardinaux, les princes, les savants, les capitaines, les marchands, les poissonnières et les écoliers, tous croyaient être immobiles dans cette sphère de cristal. Or maintenant, nous gagnons le large, le grand large [...]


Car tout bouge, mon ami. Il me plaît de penser que tout a commencé avec les bateaux [...]


On avait toujours dit que les astres étaient fixés sur une voûte de cristal pour qu'ils ne puissent pas tomber. Maintenant nous avons pris courage et nous les laissons en suspens dans l'espace, sans soutien, et ils gagnent le large comme nos bateaux, sans soutien, au grand large. Et la Terre roule joyeusement autour du Soleil, et les poissonnières, les marchands, les princes, les cardinaux et même le pape roulent avec elle."

S'ouvre l'ère du doute. "Là où la croyance était installée depuis mille ans, là maintenant le doute s'installe [...] La croyance en l'autorité d'Aristote est une chose, les faits qu'on peut toucher du doigt en sont une autre."

Aujourd'hui aussi, pour d'autres raisons, nous vivons une période de grand large, et de doutes. "Tout bouge, mon ami". Les points de vue changent. Les repères perdent leur qualité de points fixes. Des faits de société font bouger les lignes. Ainsi du  mariage et  de la famille : notre société connaît des évolutions qui mènent vers des terra incognita, lesquelles inquiètent.

Dans les années 1980, des gouvernements de divers pays ont constitué des commissions, chargées de donner un avis sur les nouvelles méthodes de procréation médicale assistée. Dans ces commissions siégeaient entre autres des ethnologues. Claude Lévi-Strauss écrivit à ce propos, en 1989, un texte prémonitoire, duquel j'extraie quelques passages significatifs. Concernant la complexité des problèmes posés dès lors que parenté biologique et parenté sociale sont dissociées  :

"Les enfants nés de telles manipulations pourront, selon les cas, avoir un père et une mère comme il est normal, ou bien une mère et deux pères, deux mères et un père, deux mères et deux pères, trois mères et un père, et même trois mères et deux pères si le géniteur n'est pas le même homme que le mari et si trois femmes sont appelées à collaborer : une donnant l'ovule, une autre prêtant son utérus, alors qu'une troisième sera la mère légale de l'enfant. Quels seront les droits et les devoirs respectifs des parents sociaux et biologiques désormais dissociés ?"

"Les ethnologues, poursuit Lévi-Strauss, sont les seuls à n'être pas pris au dépourvu par ce genre de problèmes. Bien sûr, les sociétés qu'ils étudient ignorent les techniques modernes de fécondation in vitro, de prélèvement d'ovule ou d'embryon, de transfert, d'implantation et de congélation. Mais elles en ont imaginé des équivalents métaphoriques. Et comme elles croient en leur réalité, les implications psychologiques et juridiques sont les mêmes."

Lévi-Strauss rapporte plusieurs exemples de sociétés connues des ethnologues où le conflit entre parenté biologique et parenté sociale n'existe pas, comme chez ces populations africaines :

"Les Nuer du Soudan assimilent la femme stérile à un homme ; elle peut donc épouser une femme. Chez les Yoruba du Nigeria, les femmes riches s'achètent des épouses qu'elles mettent en ménage avec un homme. Quand naissent des enfants, le femme 'époux' légal, les revendique, ou bien elle les cède à leur géniteur contre paiement. Dans le premier cas, un couple formé de deux femmes, et qu'au sens littéral on peut donc appeler homosexuel, recourt à la procréation assistée pour avoir des enfants dont une des femmes sera le père légal, l'autre la mère biologique."

Lévi-Strauss n'en tire pas la conclusion que notre société devrait prendre modèle sur ces exemples exotiques, mais, et c'est cela que je retiens, que  "ces exemples exotiques peuvent au moins nous habituer à l'idée que les problèmes posés par la procréation assistée admettent un bon nombre de solutions différentes, dont aucune ne doit être tenue pour naturelle et allant de soi. [...] L'usage seul peut démontrer ce qu'à la longue acceptera ou rejettera la conscience collective."

 

Ce à quoi nous invite l'anthropologue, c'est à élargir le regard ; des solutions différentes existent, dont aucune ne doit être tenue pour naturelle et allant de soi ; mais aucune de ces solutions ne sera viable si elle ne rencontre l'acceptabilité de la conscience collective. C'est sur ce dernier point que ce qui se passe actuellement dans le pays fait question, et devrait être reconnu comme tel.

 

Toute avancée dans les terra incognita suscite l'inquiétude. On peut aisément s'identifier aux découvreurs de Manhattan qui baptisent leur bateau l'Inquiétude. Les murs toutefois ne protègent pas de l'inquiétude. Les pionniers de Manhattan construisirent un mur de pieux qui traversait la presqu'île de part en part pour protéger le bétail contre les incursions des loups. De ce mur [wall] il ne reste aujourd'hui qu'un nom : Wall Street - et les loups peuvent entrer.



17/04/2013
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