"Mariage pour tous"
De mon épouse Chantal ces réflexions sur un sujet d'actualité particulièrement sensible...
Le 10 février, l'Assemblée a adopté le projet de loi du "mariage pour tous", après des débats houleux, une opposition extrêmement déterminée. Frigide Barjot - l'égérie des manifestations dans la rue - synthétisait bien les arguments des opposants au projet de loi : "Dès lors que l'on ouvre le mariage à deux personnes de même sexe, c'est tout l'ordre homme/femme qui structure l'ordre de la société qui tombe ; on passe d'une conception de l'anthropologie à une autre".
Et pourtant, le mariage pour tous semble être une évolution inéluctable de notre société, un processus qui, tel un tsunami, ne s'arrête pas une fois lancé. La preuve en est que de nombreux pays occidentaux l'ont déjà adopté ou l'adoptent, comme l'Angleterre, avec moins de résistance apparente qu'en France.
Personnellement, je n'étais pas prédisposée à comprendre et à accueillir ce bouleversement sociétal. Ma génération, mon éducation, ma formation ne m'ont pas familiarisée avec cette approche. Mais il me semble que la posture : être pour ou contre n'est pas la bonne ; en tous cas elle n'est plus adaptée à la situation, maintenant que la loi est en cours d'adoption. En effet, je me considère membre d'une société qui a ratifié cette évolution. Il s'agit, dès lors, d'entrer dans ce mouvement, de l'accompagner ; toutefois, j'ai besoin d'y voir plus clair en ce qui concerne les conséquences de cette loi sur l'avenir.
Je me pose plusieurs questions et à différents niveaux. Il ne s'agit pas de questions qui imaginent des réponses toutes faites ou évidentes. Il s'agit plutôt d'un questionnement...
Le principe de base dont se réclame le "mariage pour tous" ? L'égalité des droits. L'égalité au prix de la différence des sexes. Le mariage, à l'origine, est fondé sur la différence des sexes entre homme et femme et sur leur complémentarité nécessaire à la procréation. Jusqu'alors, l'institution du mariage consacrait l'union de deux personnes de sexe différent et établissait les règles de la filiation. Ce fondement - inscrit dans la nature - semblait inébranlable et excluait l'ouverture au mariage entre personnes du même sexe.
Aujourd'hui, il m'apparaît que cette évolution s'inscrit dans une logique plus large, qui le dépasse. En 1835, dans son ouvrage "De la démocratie en Amérique", Tocqueville notait que ce qui l'avait le plus frappé sur le continent américain, c'était l'égalité des conditions. En se rapportant à notre hémisphère, il distinguait un phénomène analogue, à savoir ce même mouvement irrésistible vers l'égalisation des conditions. Tocqueville affirme que cette évolution vers la quête de l'égalité dans tous les domaines est irrésistible car elle s'inscrit dans le sens de l'histoire, après des siècles de pouvoir aristocratique défendant le principe d'inégalité ou du privilège. L'auteur entrevoyait des risques dans cette suprématie donnée à l'égalité. Une de des conséquences serait de balayer les différences et de confondre égalité et uniformisation des conditions. Il me semble que cette quête d'égalité concernant le mariage s'inscrit dans ce courant.
A l'extrême, où va une société qui, au nom de l'égalité, balaie toute différence. Où va une société si, au nom de l'égalité érigée comme valeur suprême, toute autre valeur est effacée ?
Une autre question que je me pose : le constat est maintenant partagé que la démocratie est en crise. Cette évolution du mariage fait-elle partie des manifestations de cette crise, au même titre que toute institution sociale ?
Si l'on procède à une analyse sociologique du mariage, lequel s'inscrit lui-même dans l'histoire d'un ordre social, on constate que celui-ci s'est progressivement vidé de son sens, qu'il s'est désacralisé, aussi bien du point de vue de l'union que de la filiation. Les chiffres en témoignent : 45 % des couples mariés divorcent et 52 % des naissances sont conçues hors mariage. On constate aussi que les couples homosexuels ont fait pression pour entrer dans l'institution du mariage, sachant que de plus en plus nombreux hétérosexuels décident de vivre hors mariage ou choisissent le Pacs, à l'origine créé pour les homosexuels… Le mariage devient une sorte d'auberge espagnole où chacun choisit, à la carte, ce qui lui convient. Et surtout, alors que le mariage représentait un gage de stabilité sociale, un garant de stabilité pour l'éducation des enfants, il a perdu sa valeur d'engagement dans la durée, et à plus forte raison pour la vie.
Cela pose la question du rapport à la loi. Là aussi, on rejoint un phénomène plus général et qui touche celui de la remise en question radicale du rapport à la Loi.
On traverse une période d'errement où nous quittons nos certitudes, nos ports d'attache qui représentaient aussi un ciment social.
Envisageons maintenant la question sous l'angle des enfants. Le gouvernement, en excluant la PMA du projet de loi sur le "mariage pour tous", pensait avoir déminé le terrain, L'opération a échoué : la PMA n'a cessé de s'inviter dans le débat sur le "mariage pour tous". En fait, ces deux aspects me paraissent indissociables et par ailleurs la revendication des couples homosexuels ne manquera pas de s'étendre - dans sa logique égalitaire et dans sa lancée - au droit pour tous d'avoir des enfants.
Cependant, sans même parler de la PMA qui doit être abordée dans un deuxième temps, il y a beaucoup d'embarras autour de ce fameux article 4 qui traite de l'adoption et qui a fait tant parler de lui.
Cet embarras s'est cristallisé sur la manière de nommer les parents, "père et mère", de façon à y inclure les couples homosexuels. Une question de vocabulaire, donc. Et, dans le texte de loi, on s'en sort par un bricolage, en gardant les termes de "père et mère", mais en décrétant qu'"ils doivent être compris comme celui de parents" par les couples homosexuels qui ne peuvent se reconnaître dans cette dénomination. Nommer les "père et mère" met mal à l'aise les personnes de même sexe, alors que nommer "parents" ne nomme pas avec précision les hétérosexuels. Uniformiser n'est donc pas si facile qu'on l'imagine et le langage y résiste. Les questions de vocabulaire auxquelles on se heurte sont cependant bien significatives de la question de fond. Les termes de "parent 1" et "parent 2" - qui ont le mérite d'uniformiser en enlevant toute connotation de sexe - ont été évoqués, mais ils ont rencontré une telle levée de boucliers qu'ils ont été abandonnés, Il est vrai que l'on passerait ainsi d'une référence de filiation biologique à un autre type de référence, celui des mathématiques. Une référence abstraite, fabriquée par l'esprit de l'homme. Il y a, pour le moment du moins, une résistance à franchir ce cap. Le passage d'un ordre à un autre indiquerait une rupture fondamentale.
Le Conseil d'État (les journaux du 8/02) met bien en évidence cette question. Celui-ci se prononce favorablement pour l'ouverture du mariage pour les couples de même sexe ; mais il émet certaines réserves pour rapport à l'adoption. Il évoque le remplacement de "l'acte de naissance d'origine de l'enfant par un nouvel acte établi à partir du projet d'adoption sans aucune référence à la filiation réelle de l'intéressé" (c'est moi qui souligne ce mot). Or, selon lui, "la filiation est un élément essentiel de l'identification pour chaque individu tant sur le plan biologique que social, que juridique".
Le Conseil d'État soulève ainsi la question de l'absence de filiation réelle : nous touchons là à un problème fondamental.
Ce débat me ramène à une réflexion que j'ai menée, en 1996, à propos de l'impact des Technologies de l'information et de la communication sur le psychisme humain, en partant de la relation entre le réel et le virtuel (voir sur ce blog l'article Réel/Virtuel : la crise du sens, dans la revue Futuribles). Je faisais le constat que nous sommes toujours plus immergés dans le virtuel, et que celui-ci, en se superposant au réel, risque de prendre sa place, nous coupant de nos ancrages. J'observais que ce phénomène a commencé et continue d'entraîner un changement mental considérable tant chez les individus que dans les rapports sociaux.
En ce qui concerne le débat qui nous occupe aujourd'hui, j'envisage la référence de la filiation "naturelle" à un père et à une mère comme une donnée du réel. Cette référence à la nature comme donnée du réel était la pierre angulaire de la société qui nous a construits et structurés. Ainsi déracinés de ces ancrages, quelles représentations véhiculeront les imaginaires des enfants de demain à propos de la question de leurs origines ? Je suis né de qui, de quoi ? Ils répondront sans doute à cette question à la manière de l'enfant urbain qui dit que le lait qu'il boit vient de la bouteille de lait vendue dans le magasin… Un nouveau récit des origines de l'humain verra le jour, faisant appel à d'autres références, construites par l'artifice humain, avec l'appui des technosciences. Comment ces références seront-elles fondatrices d'un nouvel ordre psychique et social ? Et de quelle nature sera cet ordre social en voie d'advenir ?
La question du "mariage pour tous" m'apparaît ainsi liée, là encore, à un mouvement plus large qui l'englobe, un courant de désancrage par rapport au réel, inscrit à tous les niveaux de la société, y compris dans nos fonctionnements mentaux.
Il s'agit d'une rupture radicale par rapport à nos référents passés. Nous entrons dans un nouvel âge.
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