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Métamorphoses, d'Emanuele Coccia

 

 

« Métamorphoses », d’Emanuele Coccia : Voilà un livre très étonnant qui se lit assez bien après avoir fréquenté Spinoza. C’est que Coccia, philosophe contemporain, part d’une réflexion apparemment très proche de celle de Spinoza. Il affirme, et entend le montrer en analysant le phénomène de métamorphose partout présent dans la nature : Nous sommes tous une seule et même vie. Spinoza disait : Être « conscient de soi et de Dieu », c’est se comprendre soi-même comme « partie de la nature » (pars naturae) (ÉthiqueV, 31, scolie). On dirait le même air. Cependant la chanson n’est pas tout à fait la même.
 
 

Le parcours d’Emanuele Coccia

 
Mais voyons d’abord qui est cet Emanuele Coccia. Le parcours de ce philosophe d’origine italienne est atypique. Il s’intéresse d’abord à la théologie médiévale et publie un ouvrage sur la doctrine de l’intellect dans l’averroïsme latin. Rien que de très classique. Mais voilà une autre production, en collaboration avec un universitaire de ses amis : une anthologie sur les anges dans le judaïsme, le christianisme et l’islam — et là on sort des sentiers battus : il s’agit ni plus ni moins que de montrer que la théologie des anges a été une source importante pour la réflexion sur le pouvoir en Europe... Intéressant.
 
Là-dessus, les recherches d'Emanuele Coccia évoluent, par je ne sais quelle fantaisie [ou quelque secrète idée de continuité entre la hiérarchie des anges, leur ordre, et celui des vivants], vers la théorie de l’image et la nature du vivant. Il publie en 2010  La Vie sensiblesaluée par le critique du Monde comme un aérolithe philosophique : « Cet aérolithe philosophique s'impose d'emblée : un monde ici s'affirme, dans une langue dense et claire, avec une cohérence aussi évidente qu'inattendue. A tel point qu'une fois ouvert on ne le lâche plus, saisi du sentiment de rencontrer une vraie pensée, d'étranges lumières, des voyages très insolites ». Une interrogation originale sur la nature du sensible dans lequel nous baignons : alors que l’antique projet de la philosophie est de se tourner vers l’intelligible en se détournant du sensible, notre philosophe quant à lui axe sa recherche sur ce sensible, qu’il perçoit comme un entre-deux, une réalité médiane entre les choses et le sujet… De quoi mettre en éveil et inviter à repenser certaines conceptions qu’on a des choses, rarement remises en question.
 
Emanuele Coccia publie encore, en 2016, La Vie des plantes. Une métaphysique du mélange — une réflexion toujours très originale, d'après la critique. Et puis, en 2020, Métamorphoses.
 
 

Métamorphoses

 
La grande intuition d'Emanuele Coccia dans ce livre, c’est celle-ci : la vie est unique et elle ne fait que se transformer. « Aujourd’hui encore nous sommes la même vie. Depuis des millions d’années, cette vie se transmet de corps en corps, d’individu en individus, d’espèce en espèces, de règne en règne. » Ce déplacement incessant, cette transformation continue de la vie, c’est cela la métamorphose. 
 
Le terme « métamorphose » est connu. On pense bien sûr à la métamorphose de la chenille en papillon. Leurs corps n’ont presque rien en commun, l’un rampe l’autre voltige, ils ne partagent pas le même monde, et pourtant, ils sont une seule et même vie. L’idée d'Emanuele Coccia est que la métamorphose ne concerne pas seulement quelques exemples comme celui de la chenille, mais est le modèle qui s’applique à l’ensemble de la nature, du vivant au minéral. Bactéries, virus, champignons, plantes, animaux : nous sommes toutes et tous une seule et même vie, qui passe de forme en forme : « Tous les vivants sont, d’une certaine manière, un même corps, une même vie et un même moi qui continue à passer de forme en forme, de sujet en sujet, d’existence en existence… ». Certes Emanuele Coccia dit : « d’une certaine manière… », ce qui prémunit d’interprétation trop littérale, mais tout de même l’affirmation est forte… et non sans conséquences audacieuses.
 
J’en relève quelques-unes, parmi celles qui donnent le plus à penser (ou re-penser). Prenons la naissance. Nous imaginons que celle-ci représente un réel commencement, peut-être pas absolu (ADN, hérédité etc.), mais pour moi c’est mon commencement. Pas vraiment, dit Emanuele Coccia. C’est plutôt un prolongement et une métamorphose de la vie : « Une même vie qui se bricole un nouveau corps et une nouvelle forme afin d’exister différemment. […] Naître se résume à cela : la preuve que nous ne sommes rien d’autre que la métamorphose, une petite modification d’une partie infime de la chair du monde. » Naître, pour le coup, est la première de toutes nos expériences, leur forme transcendantale. « Naître, pour tout être vivant, c’est faire l’expérience d’être une partie de la matière infinie du monde, qui invente une autre manière de dire ‘moi’. » Autre formulation, qui surprend : la naissance n’est pas un commencement, mais « un couloir : un canal de transformation qui mène la vie d’une forme à l’autre »… Il n’y aurait donc pas de véritable commencement à l’origine d'un individu mais une métamorphose.
 
Et la mort ? La mort, si on tire toutes les conséquences du modèle d'Emanuele Coccia, eh bien ce n’est pas trop grave. Certes, la mort met un terme à « notre » vie, mais surtout elle poursuit « la » vie, la prolonge, l’accompagne vers d’autres métamorphoses… La vision d'Emanuele Coccia, de ce point de vue, est assez matérialiste : la grande aventure, c’est celle de la chair du monde, comme il dit, dont chacune de nos vies, ou celle de n’importe quel vivant, n’est que la métamorphose. (Dois-je noter que je n’ai pas beaucoup rencontré dans l'ouvrage le terme ‘esprit’ ?). Spinoza, là-dessus, ne s’y retrouverait pas.
 
Autres conséquences qui donnent du fil à retordre pour ce qui est de penser ou re-penser les choses  : plus de distinction entre le vivant et l’inerte (on ne peut faire l’économie de re-penser alors ce qu’est la vie), le moi (c’est un peu obscur) se trouve dilué dans le grand Tout etc… bref, de la matière à réfléchir, et ce n’est pas le dernier mérite de ce philosophe de nous donner à exercer notre discernement, au lieu de rabâcher des commentaires.
 
Je sens dans le système d'Emanuele Coccia comme des fenêtres grandes ouvertes qui laissent passer avec bonheur à travers la pièce un grand vent salutaire, mais parfois le courant d’air est si violent qu’il emporte tout sur la table… — peut-être l’expression tabula rasa vient de ce type d’expérience. N'empêche : par temps confiné ça fait du bien !
 
Voilà en tout cas une lecture décapante, même si la (sur)dose du décapant paraît avoir parfois un peu trop attaqué la matière.
 
 
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12/09/2020
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