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Nietzsche (Pourquoi je lis)

 C'est déjà trop que j'aie à garder toutes mes opinions ; et plus d'un de mes oiseaux s'envole. Et de temps à autre je trouve aussi dans mon colombier un oiseau réfugié qui m'est inconnu et qui tressaille quand je mets la main sur lui.  ( Ainsi parlait Zarathoustra, II, Des poètes)   

 

Pourquoi je lis Nietzsche...

 

Régulièrement chaque année je relis certains textes de Nietzsche. Relire Nietzsche est pour moi très ressourçant. Pourquoi ? Pourquoi ses écrits me ravivent-ils l'esprit ? Pourquoi suscitent-ils en moi cette sorte d'é-motion qui met en mouvement ?

 

Je ne lis pas Nietzsche comme un théoricien que, selon moi, il n'était pas, du moins pas au sens que lui donnent la plupart de ses commentateurs, au premier rang desquels Heidegger.

 

C'est Heidegger qui a imposé cette lecture, faisant de Nietzsche le dernier grand métaphysicien (avant lui il va sans dire).  Dans ses premiers cours de 1936 sur Nietzsche, Heiddegger dit ainsi que la pensée fondamentale de Nietzsche est "la volonté de puissance", c'est-à-dire "une réponse à la question : qu'est-ce qu'être un étant ?", et que c'est donc une doctrine "métaphysique"... (Est-il utile de faire remarquer que ce vocabulaire est plus heideggérien que nietzschéen ?).

 

Mais que penser d'un soi-disant système philosophique qui, il n'est que de le constater, constamment reprend d'une main ce qui a été donné par l'autre ? Et que penser par exemple de cette lecture de Heidegger qui, contre toute vraisemblance, réduit le concept nietzschéen de "surhomme" à un "fonctionnaire de la technique" selon ses propres catégories. Difficile de faire plus violence à la pensée de Nietzsche !

 

Non, je suis bien plutôt d'accord avec Robert Pippin selon qui,  "malgré les apparences, Nietzsche n'a jamais eu l'intention d'offrir de théorie philosophique sur quoi que ce soit" (in Nietzsche moraliste français, Odile Jacob 2006, p.22). Pippin qui affirme encore, et je retrouve bien dans ces mots ce que je pense depuis mes toutes premières lectures de Nietzsche : " On comprendra bien mieux Nietzsche si l'on cesse de voir en lui un grand métaphysicien allemand, ou le dernier métaphysicien occidental, ou celui qui détruit ou surplombe la métaphysique, ou encore celui qui demeure très intéressé par la métaphysique ou par une nouvelle théorie de la nature..." (id. p.23). Les commentateurs s'épuisent à vouloir retrouver dans Nietzsche un système, en privilégiant (souvent selon leurs goûts ) certains aspects de sa pensée au détriment d'autres.

 

Prenons, autre exemple, le célèbre concept de "volonté de puissance". Allons-nous nous échiner à le vouloir mettre en cohérence avec d'autres concepts de Nietzsche, qui ne cadrent pas du tout avec celui-là, sauf à distinguer, laborieusement et quelque peu artificiellement, des "périodes" dans la pensée de Nietzsche, justement arrangées pour que, ce qui a été donné d'une main, ne soit pas trop illico repris de l'autre ?

 

Ou bien allons-nous théoriser à l'infini sur cette "volonté de puissance", peut-être plus spécifiquement sur ses implications psychologiques ? Toute la nature, et en particulier la nature organique, et tout particulièrement la nature psychologique humaine, ne doit-elle pas être comprise comme l'expression d'une pulsion de base dominant et exerçant un pouvoir sur autant de choses que possible, et ne voulant être soumise à aucune volonté ou pulsion ? etc. etc.

 

On connaît, parmi les phrases célèbres de Nietzsche, celle-ci : "La vie elle-même est volonté de puissance" (Par-delà bien et mal, par 23). Et dans La Généalogie de la morale il écrit : "que tout ce qui arrive dans le monde organique est un subjuguer, un rendre-maître, et qu'à son tour tout subjuguer et se-rendre-maître est un interpréter de manière neuve, un ré-arranger" (III,12).

 

On voit à quelle lecture un tel texte peut prêter, du moins pour la première partie (lecture largement reprise par les nazis), alors que l'expression "se rendre maître" est, de manière plutôt surprenante, mais volontairement ignorée des tenants de la première lecture, précisée dans la deuxième partie en termes d' "interpréter de manière neuve" et de "ré-arranger", ce qui ne fait guère penser à une sorte d'épreuve de force sanguinaire et brutale... même si Nietzsche semble ici parler du monde organique.

 

L'intérêt de Nietzsche, pour moi, n'est pas dans ces théorisations. Je comprends que s'obstiner à vouloir décrypter un système philosophique chez Nietzsche continue de nourrir toujours encore de nombreux travaux universitaires, certainement intellectuellement profitables pour leurs auteurs, mais ce n'est pas mon affaire.

 

La force de Nietzsche, ce n'est pas un système mais c'est, à mon sens, ce que j'appelle ses fulgurances (ou fulgurations : "lueurs électriques qui se produisent dans les hautes régions de l'atmosphère", Petit Robert), - éclairs qui tout à la fois aveuglent et jettent une lumière brève et crue. Nietzsche ne se laisse pas enfermer dans un système. Il est incandescence. Il brûle. Il s'est brûlé lui-même : "Je suis trop ardent, trop brûlé par mes propres pensées, souvent j'en perds le souffle" (ApZ, II, Des savants : Ich bin zu heisz und verbrannt von eigenen Gedanken : oft will es mir den  Atem nehmen).

 

L'image de la foudre revient maintes fois dans des métaphores qui, à n'en pas douter, désignent Nietzsche lui-même, ainsi dans cette scène : "Ici le jeune homme se tut. Et Zarathoustra, considérant l'arbre auquel il s'adossait, lui parla ainsi : 'Cet arbre a crû solitaire dans la montagne ; il a dépassé dans sa croissance hommes et bêtes. Et s'il voulait parler, personne ne le comprendrait plus, tellement il a grandi. Dès lors il attend, il attend sans cesse - mais quoi ? Il vit trop près dans la demeure des nuées, sans doute attend-il la foudre prochaine'. Quand Zarathoustra eut dit ces paroles, le jeune homme, en proie à une violente agitation, s'écria : 'Certes, Zarathoustra, tu as dit vrai [...] Tu es la foudre que j'attendais !' "  (ApZ,I, L'arbre en montagne : Du bist des Blitz, auf den ich wartete).    

 

Et encore cet aveu : "Tu jaillis presque avec trop de violence, source de joie. Et souvent tu vides la coupe en voulant la remplir. Il faudra que j'apprenne à t'approcher avec plus de prudence ; mon coeur s'élance encore trop fougueusement à ta rencontre. Mon coeur où flambe l'été, mon bref été ardent" (ApZ, II, De la canaille : Mein Herz, auf dem mein Sommer brennt, der kurze, heisze).

 

Ce qu'il y a de fort dans Nietzsche, de tonifiant, ce sont ses aphorismes. (Certains de ces aphorismes semblent dire le contraire de ce qui est exprimé dans d'autres : mais la pensée jaillit des deux contraires tenus ensemble - Aristote disait que les contraires sont dans le même genre... Exercice ardu : il ne faut pas s'en tenir à une série ou l'autre mais tenir sous tension l'une et l'autre).

 

Au paragraphe 23 de Par-delà bien et mal, Nietzsche encourage ses lecteurs à "serrer les dents", à "ouvrir les yeux",  à "tenir la barre d'une main ferme". C'est une invite à un voyage difficile. Un voyage non dans l'univers de la pensée pensée, mais de la pensée agie. "Ma parole, pareille à la hure du sanglier, retournera le sol de vos âmes ; je serai pour vous un soc de charrue" (ApZ, II, Des vertueux). "L'agir est tout", écrit Nietzsche dans Généalogie de la morale (III, 13).

 

Ce que je comprends, c'est que Nietzsche tente de renouer avec le tout début de la philosophie quand, selon sa conception, pour celle-ci, tout à la fois la vie activait la pensée, et la pensée à son tour affirmait la vie. Mais, pour Nietzsche, au lieu de l'unité originelle d'une vie active et d'une pensée affirmative, ce qu'on voit, à la suite de Platon et déjà de Socrate, ce sont des penseurs qui se donnent pour tâche de juger la vie au nom de valeurs prétendues supérieures et la mesurer à l'aune de ces valeurs.

 

La pensée devient ainsi négative, la vie cesse d'être active. A quoi Nietzsche oppose le grand oeuvre de la transmutation des valeurs.  Ce qui est à être pensé, c'est la création de nouvelles valeurs et de nouvelles évaluations.

 

La vie n'est pas à être évaluée en fonction de notre aptitude à supporter des poids, à porter des fardeaux. Ces poids, ces fardeaux, pour Nietzsche ce sont précisément ces valeurs prétendument supérieures. L'enjeu, ce sont de nouvelles évaluations, la création de nouvelles possibilités de vie.  

 

Ainsi trouve-t-on dans les premières pages de Ainsi parlait Zarathoustra le récit de trois métamorphoses : "Comment l'esprit devient chameau, comment le chameau devient lion, et comment enfin le lion devient enfant". Ce que je comprends de ce que Nietzsche veut nous signifier à travers ce récit imagé, c'est qu'il y a les porteurs de fardeaux : comme le chameau ils portent le poids des valeurs établies ; le chameau porte les fardeaux dans le désert, et là se transforme en lion : le lion piétine les fardeaux, mène la critique des valeurs établies. ; enfin il appartient au lion de devenir enfant, c'est-à-dire nouveau commencement, créateur de nouvelles valeurs et de nouveaux principes d'évaluation.    

 

L'enjeu de ce devenir enfant est d'être capable de cette création.

 

Prenons la fameuse "mort de Dieu". A-t-on tué Dieu quand on a mis l'homme à sa place, et qu'on a gardé l'essentiel, c'est-à-dire la place ? Le lion a piétiné le fardeau - les valeurs établies -, mais il ne s'est pas métamorphosé en enfant : il ne suffit pas de proclamer la mort de Dieu pour opérer la transmutation des valeurs.    

 

Nietzsche affuble le meurtrier de Dieu du qualificatif de hideux - "le plus hideux des hommes" (ApZ, IV, Le plus hideux des Hommes) : parce qu'il ne se débarrasse d'une instance extérieure que pour s'interdire à lui-même ce qu'on lui défendait. Proclamer la mort de Dieu, ce n'est pas, de soi, ouvrir la voie de la création. Créer, c'est inventer de nouvelles possibilités de vie.  

 

Pour Nietzsche le créateur appartient au genre danseur. L'équilibre ne réside pas dans les prises de position mais les ruptures de position, le pas après pas qui crée le mouvement. C'est pourquoi il écrit : "Je ne peux croire qu'à un Dieu qui saurait danser". La légèreté est l'attribut par excellence de la vie : "Quant à moi qui aime la vie, il me semble que ceux qui s'entendent le mieux au bonheur, ce sont les papillons et les bulles de savon, et tous ceux qui leur ressemblent [...] Je ne peux croire qu'à un Dieu qui saurait danser" (ApZ,I, Lire et écrire).

 

Ainsi Nietzsche est-il un formidable passeur. Il n'a de cesse que de conduire sa réflexion vers cet au-delà de ce qui paraît, vers le but ultime, qui est le Surhumain. Le Surhumain : de quoi encore se méprendre. Peut-être est-il préférable pour éviter toute mécompréhension de conserver le terme original : Uebermensch.

 

L' Uebermensch, c'est "l'au-delà de l'humain" littéralement, c'est-à-dire le vers quoi doit se construire l'humain pour devenir véritablement humain. Nietzsche met ces paroles dans la bouche de Zarathoustra : "Je vous enseigne l'Uebermench. L'homme n'existe que pour être dépassé. Qu'avez-vous fait pour le dépasser ?" ApZ, Prologue, 3).

 

Et encore : "L'homme est une corde tendue entre la bête et l'Uebermensch - une corde tendue au-dessus d'un abîme. Danger de franchir l'abîme - danger de suivre cette route - danger de regarder en arrière - danger d'être saisi d'effroi et de s'arrêter court ! La grandeur de l'Homme c'est qu'il est un pont  et non un terme (eine Brücke und kein Zweck) ; ce qu'on peut aimer chez l'Homme, c'est qu'il est transition et perdition (ein Uebergang und ein Untergang) [...] [Ceux-là qui se dépassent] sont les flèches du désir tendu vers l'autre rive [...] J'aime celui qui oeuvre et invente afin de bâtir un jour à l'Uebermensch sa demeure et d'aménager pour sa venue la terre, l'animal et la plante" (ApZ, Prologue, 4).

 

Cet "au-delà de l'humain" ne participe en rien à quelque chose du "monde de l'au-delà". Il s'agit tout au contraire de quelque chose d'ancré dans la terre : "Voici. Je vous enseigne l'Uebermensch. L'Uebermensch est le sens de la terre [...] Je vous en conjure, ô mes frères, demeurez fidèles à la terre !" (ApZ, Prologue, 3).

 

Le créateur est ce passeur de l'Uebermensch. Le processus de création est à la fois destructeur et innovateur, il est en ce sens "par-delà bien et mal" : il ne se réfère pas aux valeurs du monde, il en est au contraire nécessaire négation, pour ouvrir la voie à la création de valeurs nouvelles.

 

C'est pourquoi  mener une vie humaine consiste en un premier temps, selon Nietzsche, à résister au monde naturel, - monde sans individualité authentique, informe, brutal, chaotique. Cette résistance équivaut à l'exploit de ce que Nietzsche appelle "l'individu souverain" (GM, II, 2), où l'individualité est comprise comme une espèce d'exploit fragile, instable. Le second temps est, ainsi que l'enfant, affirmation sainte : "L'enfant est innocence et oubli, commencement nouveau, jeu, roue qui se meut d'elle-même, premier mobile, affirmation sainte. En vérité, mes frères, pour jouer le jeu des créateurs, il faut être une affirmation sainte (ein heiliges Ja-sagen)". Et Nietzsche poursuit par ces lignes qui concluent le chapitre "Des trois métamorphoses" d' Ainsi parlait Zarathoustra : "L'esprit à présent veut son propre vouloir ; ayant perdu le monde, il conquiert son propre monde".

 

Ce que j'entends ainsi : l'esprit du créateur veut son propre vouloir, sa "volonté de puissance" (Wille zur Macht). La volonté de puissance est le moteur auquel obéissent les créateurs de valeurs, valeurs qui déterminent pour un temps ce qui est bien et ce qui est mal, au-delà des valeurs reçues. Le créateur est celui qui "essaie de nouvelles possibilités" (Fragments posthumes, automne 1885). A ce titre Nietzsche définit le Wille zur Macht, non seulement comme un désir fondamental, mais aussi comme une pluralité de volontés de puissance (FP, printemps 1886).

 

Le concept de volonté de puissance est associé par Nietzsche, à partir de 1885, avec l'idée d'une "conversion des valeurs". Ainsi ce projet de livre dont il fait état, et dont le titre serait : "Volonté de puissance. Essai d'une conversion de toutes les valeurs en quatre livres" (FP, automne 1885). Nietzsche redéfinit, dans la même série de notes, la conversion de toutes les valeurs comme la tâche suprême de l'esprit libre.

 

Cependant Nietzsche ne se consacre véritablement à la rédaction de ce projet de livre qu'à partir de l'automne 1887 et pendant l'hiver 1888. Encore ces ébauches ne sont-elles pas destinées à être publiées : "N'allez pas croire que j'ai écrit de manière littéraire, cette rédaction était pour moi ; à partir de maintenant, je ferai chaque hiver une pareille rédaction, à moi destinée ; l'idée de publication est en fait exclue" (Lettre à Peter Gast, 26 février 1888).

 

La pensée de Nietzsche sur la volonté de puissance n'est donc pas achevée. Moins que jamais il s'agit d'une théorie mais plutôt d'une intuition, - intuition qui peut paraître comme une "folie", Nietzsche nous en prévient : "Il est inévitable que nos plus hautes intuitions apparaissent comme des folies lorsqu'elles parviennent aux oreilles de ceux qui ne sont ni faits pour elles, ni prédestinés à les entendre" (Par-delà bien et mal, aphorisme 30).

 

Les "esprits libres" en revanche sont "faits pour elle". Nietzsche écrit dans le Prologue d' Ainsi parlait Zarathoustra : "Ce n'est pas à la foule que doit parler Zarathoustra, mais à des compagnons. Zarathoustra ne sera ni le berger d'un troupeau ni le chien du berger [...] Le créateur se cherche des compagnons [...] il ne veut ni troupeaux ni fidèles. Il cherche des créateurs pour s'associer à lui, de ceux qui gravent sur les tables nouvelles des valeurs nouvelles [...] C'est aux créateurs que je veux m'associer : je leur montrerai l'arc-en-ciel et tous les échelons qui mènent à l'Uebermensch" (ApZ, Prologue, 9).

 

Mais la création a un style - ce style propre à l'esprit libre -et nous voilà revenus au point de départ. Nietzsche n'est pas un théoricien. Désolant, le cas de Heidegger qui force la pensée de Nietzsche pour la faire rentrer toute figée dans ses propres catégories (est-il étonnant que la publication en 1961 des deux volumes de son Nietzsche n'ait rencontré, de l'aveu même de Heidegger, aucun écho...).

 

Nietzsche, c'est un style, ce sont des fulgurations. C'est une pensée qui ne se laisse pas facilement attraper, jamais enfermer. L'oiseau inconnu qui tressaille quand on pose la main sur lui...

 

 

 



09/01/2008
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