Notre-Dame de Paris
Je suis né et ai grandi à Paris. Adolescent, j’adorais « faire les bouquinistes » sur les quais, à la recherche de monnaies anciennes du Moyen-Âge, ou de vieux billets comme les assignats de la Révolution… humbles témoins de la vie passée, qui avaient été touchés, polis, froissés, trésors pour moi, qu’on trouvait encore, ainsi que des vieux livres, chez les bouquinistes au chevet de Notre Dame, qui se dressait là fidèlement dans le paysage familier, à la fois puissante et solide avec ses deux tours massives, et élancée avec sa flèche et les contreforts audacieux de sa nef.
Lundi dernier à 20 heures nous étions sur les quais, à deux pas de chez nous, remplis d’effroi et de sidération à la vue des énormes rougeoiements de l’incendie et des épaisses volutes de fumée qui s’échappaient de l’édifice. Dans la foule compacte bloquée sur les quais par la police à hauteur de la Place Saint-Michel, des badauds, des touristes, mais aussi des Parisiens émus jusqu’aux larmes. La flèche venait de s’écrouler. Les immenses lances à incendie des pompiers arrosaient la tour sud (celle de droite en regardant la façade) pour la refroidir, puis les efforts des sauveteurs se concentrèrent sur la tour nord (celle de gauche). La nuit était tombée. Par moments une pluie irisée de cendres descendait sur nous. Des bribes d'info couraient : on n’était pas sûr de pouvoir sauver les tours. Si les tours étaient atteintes par le feu toute la structure s’effondrerait. La perspective de voir la cathédrale réduite à un tas de ruines était insupportable, impensable, sidérante comme la disparition d’un être proche. Il fallut attendre peu avant 23 heures pour avoir l’information confirmée : les tours et la façade tiendraient…
Passée l’émotion qui emportait tout dans mon esprit, je me suis interrogé sur la puissance de ce ressenti qui me bouleversait. Notre-Dame pour moi c’était d’abord une figure familière dans le paysage de l’île de la Cité, mais plus que cela, une présence tutélaire assurant un lien visible, sensible, avec tous ceux du passé qui nous ont précédés sur ce sol et ont fait notre histoire avec leur élan, leur foi, leurs aspirations, leurs peines, leurs travaux dont les pierres ou la « forêt » de chênes de la charpente à jamais disparue portaient la marque. Ce lien est vivant pour moi — et il a failli disparaître visiblement. C’est pour cela que j’ai pensé à une mort.
Mais aujourd’hui l’édifice, grand corps blessé, défiguré, affreusement mutilé est toujours là ; il n’a pas été réduit, comme on a pu le craindre au pire moment, à un champ de ruines ; il sera ce grand corps, réparé ; on peut même espérer que la reconstruction mobilisera les élans, les énergies comme jadis — car l’âme de l’édifice est toujours incarnée en ces murs.
Comment ne pas penser à ces vers d’Alphonse de Lamartine « Objets inanimés, avez-vous donc une âme »… à remettre dans le contexte entier du poème « Milly terre natale ». Lamartine évoque sa terre d’enfance, les paysages familiers, le nom de sa « patrie » qui « résonne de loin dans [son] âme attendrie » ; le poème s’achève sur ces mots :
« Objets inanimés, avez-vous donc une âme/ Qui s'attache à notre âme et la force d'aimer ? »
Ainsi de Notre-Dame en l’île de la Cité. C’est peut-être cela que nous avons ressenti si intensément en ce soir tragique : la présence forte d’une âme séculaire qui nous inspire et nous guide sur le chemin de notre longue histoire commune.
"Compte-rendu" de mon petit-fils Arthur (6 ans 1/2)
qui a vu l'événement à la télévision
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