Proust, Lettres à sa voisine
La lecture de Proust m’a toujours fasciné, et jadis laissé insatisfait. Fasciné, parce que je suis séduit par son style, ses phrases que certains jugent interminables mais dont j’aime le balancement, les incidentes, le mouvement, d’un mot le rythme qui est comme d’une longue respiration. Insatisfait, parce qu’influencé sans doute par l’esprit de l’époque (je parle des années soixante), j’ai longtemps considéré que Proust, s’il écrivait bien, n’avait pas grand chose à dire d’essentiel, confiné qu’il était dans la description d'un monde de snobs, ne parlant que de marquises, de duchesses, de messieurs à particules - et jamais de travailleurs. Lâchons donc le mot : Proust n’était pas un écrivain "engagé" ! Or pour toute une génération qui attendait de Sartre qu’il éclaire son chemin, s’engager était le maître mot - et cela a d’abord voulu dire enterrer la bourgeoisie, résister à ce que Proust précisément représentait.
Je vois aujourd’hui les choses un peu autrement - et il y aurait beaucoup à dire sur l’engagement de Sartre. Mais je reviens à Proust. Jean-Yves Tadié, qui a dirigé l’édition d’ A la recherche du temps perdu dans la bibliothèque de la Pléiade, a ce mot qui me paraît bien venu : « Il est aussi vain de reprocher à Proust de s’intéresser aux aristocrates et non aux ouvriers, qu’à Cézanne de s’intéresser aux pommes. »
Les choses étant donc ce qu’elles sont, mon intérêt pour Proust a été récemment ravivé par une "lecture spectacle" au Festival de la Correspondance de Grignan en ce début juillet.
Le propos est assez original. Il nous révèle un Proust dans tous ses états : malade, souffrant, constamment alité ; phobique du bruit il doit subir, au 102 boulevard Haussmann à Paris où il vient de s’installer en 1907, la présence, juste au-dessus de sa tête, du cabinet et de l’appartement du Docteur Williams, dentiste, et de son épouse. Constamment importuné par des bruits qui le mettent hors de lui, il écrit à ses voisins du dessus lettres sur lettres (certaines expédiées par la poste !) pour réclamer le silence, particulièrement en telle ou telle circonstance. Mais Proust reste Proust. Ces lettres, toutes remplies qu’elles soient de préoccupations domestiques, sont des bijoux de littérature, empreintes au fil du temps de tendres sentiments pour la dame du haut, au demeurant artiste (Madame Williams joue de la harpe, peut-être aussi du piano), et lectrice de Proust ! (qui est en train d’écrire sa Recherche) avec qui il partage des considérations sur l’art, la musique, l’écriture.
Préoccupations domestiques :
« (…) Vous êtes bien bonne de penser au bruit. Il est jusqu’ici modéré et se rapproche relativement du silence. Ces jours-ci un plombier est venu tous les matins de 7 à 9 ; c’est l’heure qu’il avait sans doute élue. Je ne peux pas dire qu’en cela mes préférences concordassent avec les siennes ! Mais il a été très supportable (…) » (1909)
« (…) Je me recommande à vous pour lundi après demain le 19. Je dois faire le grand effort d’essayer de sortir le soir, et comme j’ai toute la nuit des crises d’asthme, si le matin il y a des coups de marteau au-dessus de moi : c’est fini pour toute la journée de reposer, ma crise ne s’arrête plus, et ma sortie est impossible (…) » (1909)
« Marcel Proust prie Madame Williams de vouloir bien accepter ses respectueux remerciements sous le charme, pour la belle lettre d’artiste qu’elle a eu la grâce et lui a fait l’honneur de lui écrire. Il lui serait bien reconnaissant d’être son interprète auprès du Docteur pour ne pas avoir trop de bruit demain Samedi, devant sortir un moment le soir (…) » (17 décembre 1909)
« (…) J’ai toujours pensé que le bruit serait supportable s’il était continu. Comme on répare la nuit le boulevard Haussmann, qu’on refait le jour votre appartement et qu’on démolit la boutique du 98 bis dans les entractes, il est probable que quand cette harmonieuse équipe se dispersera, le silence résonnera à mon oreille de façon si anormale, que pleurant les électriciens disparus et le tapissier reparti, je regretterai ma Berceuse (que Proust vient d’écrire et transmettre à Madame Williams). Daignez agréer Madame mes respectueux hommages. Marcel Proust » (1911)
« (…) Comme j’ai bien fait d’être discret quand vous vouliez que j’enquêtasse si le bruit du matin venait d’un poste d’eau. Qu’était-il à côté de ces marteaux ? " Un frisson d’eau sur de la mousse" comme dit Verlaine d’une chanson "qui ne pleure que pour vous plaire" (…) » (1915)
Etc.
Les malheurs des temps :
« Madame, J’étais hier dans le plus profond chagrin. Après tant de parents et amis tués à la guerre, un être rare et délicieux Bertrand de Fénelon vient d’être tué. Je ne croyais pas que Dieu pût ajouter à ma peine, quand on m’a appris la vôtre. Et j’ai tellement pris l’habitude, sans vous connaître, de sympathiser avec vos tristesses ou vos joies, à travers la cloison où je vous sens invisible et présente, que cette nouvelle de la mort de Monsieur votre frère m’a vivement chagriné. Je pense toujours beaucoup à vous, j’y penserai davantage puisque vous avez du chagrin (…) » (mars 1915)
Etc.
La musique :
« (…) Clary (un ami de Proust, qui connaît Mme Williams) m’a dit combien vous étiez grande musicienne. Ne pourrai-je jamais monter vous entendre ? Le quatuor de Franck, les Béatitudes, les Quatuors de Beethoven (toute musique que j’ai du reste ici) sont l’objet de mon plus nostalgique désir (…) » (novembre 1915)
Etc.
Sentiments :
« Madame, Par une grâce de générosité - ou un jeu de reflets - vous prêtez à mes lettres un peu des qualités qu’ont les vôtres. Les vôtres sont délicieuses, délicieuses de coeur, d’esprit, de style, de ‘talent’ (…) » (automne 1914)
« (…) Ma solitude est devenue encore plus profonde, et je ne sais du soleil que ce que m’en dit votre lettre. Aussi a-t-elle été une messagère bénie, et contrairement au proverbe, cette seule hirondelle m’a fait tout un printemps. Permettez-moi de vous en remercier, Madame, de tout mon coeur et en vous demandant de me rappeler au souvenir du Docteur, de mettre à vos pieds mes respectueux hommages. Marcel Proust » (fin 1914)
« Madame, J’avais commandé pour vous ces fleurs et je suis désespéré qu’elles arrivent un jour où contre toute prévision je me sens si mal que je voudrais vous demander du silence pour demain samedi. Or cette prière n’étant nullement conjuguée avec les fleurs, leur faisant perdre tout parfum d’hommage désintéressé et les hérissant de vilaines épines, j’aime encore mieux ne pas vous demander ce silence. Si vous restez comme moi à Paris et si un soir je ne souffrais pas trop, j’aimerais puisque le Docteur et votre fils je crois sont partis et que vous vous sentez peut-être un peu seule monter une des prochaines semaines vous tenir compagnie (…) » (avril 1915)
« Madame, Pardonnez-moi de ne pas vous avoir encore remerciée : c’est moi qui ai reçu de merveilleuses roses décrites par vous au "parfum impérissable" mais varié qui fait se succéder, dans les évocations du vrai poète que vous êtes, toutes les heures du jour, l’infiltration de l’arôme dans le clair obscur agatisé des "Intérieurs" (un poème de sa voisine ?) ou son expansion dans l’atmosphère fluente et diluée des jardins (…) » (février 1916)
Etc.
Voilà pour un florilège de ces lettres (vingt-trois à la dame et trois à son mari) dont nous ne savions rien jusque récemment. Elles sont souvent cocasses (cocasses pour nous ! sûrement pas pour Proust), parfois ironiques, toujours brillantes, empreintes de sensibilité et de finesse, prenant au fil du temps le ton de l’amitié - une amitié féminine qui étonne dans le cas de Proust (il est peu commun de voir Proust proposer sa compagnie à une femme solitaire).
Et le mari ? Le dentiste apparaît dans A l’ombre des jeunes filles en fleur sous les traits du dentiste de Balbec, décrit en ces termes par Albertine : "Le petit vieux, teint, qui a des gants jaunes, il en a une touche, hein, il dégotte bien, c’est le dentiste de Balbec, c’est un brave type"…
Proust, Les bruits du monde, Lecture spectacle au Festival de la Correspondance de Grignan, avec Micha Lescot
Marcel Proust, Lettres à sa voisine, Gallimard, 2013
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