Qu'est-ce qu'être citoyen, selon Aristote
C'est dans son ouvrage intitulé Politique qu'on trouve la définition du concept de "citoyen" tel qu'Aristote l'entend.
Mais avant d'entrer dans les arcanes de la pensée d'Aristote concernant cette définition (comme pour tous les concepts aristotéliciens, il s'agit de suivre avec attention la logique sans faille du raisonnement), il est intéressant de se reporter aux analyses qu'Aristote fait des notions de "communauté" et de "cité".
Les chapitres 1 et 2 du premier Livre de la Politique traitent précisément de la communauté politique en général et de ses relations avec les autres communautés. A ce titre ils établissent les fondements de la philosophie politique d'Aristote.
La première phrase de l'ouvrage contient déjà en quelque sorte le tout : elle esquisse un raisonnement dont les tenants et les aboutissants seront développés dans la suite et elle annonce la thèse dominante de la Politique :
[1] "Puisque nous voyons que toute cité est une sorte de communauté" [2] "et que toute communauté est constituée en vue d'un certain bien [...]" [3] "il est évident que toutes visent un certain bien et que précisément le bien souverain entre tous est la fin de la communauté qui est souveraine entre toutes et inclut toutes les autres : c'est elle qu'on nomme la cité ou communauté politique" (I,1,1).
Trois points dans le raisonnement :
1. "La cité est une sorte de communauté" : on dit en termes logiques que le concept "communauté" est le genre auquel appartient le concept "cité". Pour définir ce qu'est une cité, il faut compléter le genre par ce qu'on appelle la différence spécifique, c'est-à-dire le trait particulier qui caractérise cette communauté. C'est pourquoi, lorsque sera définie la cité, ce sera par une formule du type "une communauté qui...", c'est-à-dire par le genre suivi de la différence.
Dans la suite du chapitre 1, Aristote développe les "différences" qui caractérisent la cité en tant que communauté. Elles se ramènent à trois : la première, c'est ce qui la constitue, "ce dont elle est faite", à savoir les familles (foyers), lignages, villages ; la deuxième différence qui caractérise la cité, c'est le fait qu'elle ait une "constitution", un "régime" (politeia) ; troisième différence, c'est sa fin, à savoir la fin la plus haute, le "bien vivre", qu'Aristote qualifie de "bien souverain".
2. Deuxième prémisse : "Toute communauté est constituée en vue d'un certain bien". Dans la philosophie d'Aristote, toute action est finalisée par définition : ce qu'on appelle sa cause finale. Il en va ainsi de toute communauté : elle est caractérisée par la fin commune que poursuivent ses membres regroupés.
3. Troisième prémisse : "La communauté politique est celle qui est souveraine entre toutes et inclut toutes les autres". La communauté politique (cité) est définie par rapport à toutes les autres comme étant à la fois qualitativement la plus haute ("souveraine") et extensivement la plus englobante ("inclut toutes les autres"). De cette double supériorité de la communauté politique se déduit la conclusion annoncée : la fin de la cité est le "souverain bien". "Se formant pour permettre de vivre, la cité existe pour permettre de vivre bien" (I,1,8).
Noter : c'est dans la suite de ce texte qu'on trouve la célèbre assertion d'Aristote : "L'homme est par nature un être destiné à vivre en cité (animal politique)". La phrase se poursuit ainsi : "Celui qui est sans cité est, par nature et non par hasard, un être dégradé ou supérieur à l'homme" (I,1,8).
Ces quelques notions étant mises en place, on peut passer au Livre III de la Politique dans lequel Aristote va approfondir la notion de "cité". On en viendra ensuite à celle de "citoyen".
Livre III, chapitre 6, Aristote approfondit la question : en quoi la cité se différencie-t-elle des autres communautés ? Etant acquis que "l'homme est un animal naturellement politique" qui atteint dans et par la communauté politique le souverain bien, Aristote pointe qu'il y a différentes formes de pouvoir, correspondant à différens types de communautés : celle du maître et de l'esclave (communauté despotique) qui vise essentiellement l'intérêt du maître, accidentellement celui de l'esclave, s'oppose aux autres communautés familiales (parents/enfants, mari/femme) et à la communauté politique qui, elles, visent essentiellement le bien de ceux qui sont soumis au pouvoir et accidentellement le bien de ceux qui l'exercent.
Selon Aristote donc, la communauté politique, ou cité, se différencie de la communauté despotique en ce que le bien visé est celui de ceux qui sont soumis au pouvoir, et elle se différencie des communautés familiales par le fait qu'elle est une communuté d'égaux (dans les communautés familiales, le père et le mari se distinguent "naturellement" de l'enfant ou de la femme). Communauté d'égaux, la cité est la communauté de tous et vise le bien de tous. En cela elle est un vrai régime politique.
En revanche, tout régime qui est une confiscation par certains (un, quelques-uns ou la masse) de ce qui est naturellement destiné à tous, collectivement, est aux yeux d'Aristote un régime perverti. Seul le régime qui vise l'intérêt général est juste.
En croisant deux critères, le critère du nombre (la réponse à la question "qui gouverne ?" : un seul, quelques-uns, la masse) et le critère de finalité (la réponse à la question : "pour qui gouverne-t-on ?"), Aristote en vient ainsi à distinguer six régimes possibles. Trois sont "normaux" : le régime où le pouvoir est exercé par un seul pour tous (monarchie) ; celui où il est exercé par quelques-uns pour tous (aristocratie) ; et celui qui est exercé par la masse en vue de l'intérêt général ("gouvernement constitutionnel"). Trois sont la perversion des régimes précédents en tant qu'ils sont précisément non politiques mais despotiques : à la monarchie répond la tyrannie (gouvernement d'un seul pour son intérêt personnel) ; à l'aristocratie répond l'oligarchie (gouvernement de quelques-une en vue de leur propre avantage) ; enfin au gouvernement constitutionnel répond la démocratie (pouvoir de la masse qui s'exerce dans son intérêt propre).
Noter : la "démocratie" est ainsi dans les catégories d'Aristote un régime perverti dans la mesure où le pouvoir de la masse s'exerce en vue de son intérêt propre. Le gouvernement exercé par la masse en vue de satisfaire l'intérêt général est appelé dans les catégories aristotéliciennes "gouvernement constitutionnel".
Venons-en maintenant à la définition du concept de "citoyen".
Au début du Livre III, Aristote se propose d' "examiner qui doit être appelé citoyen et ce qu'est un citoyen". Notons d'abord que "le citoyen n'est pas citoyen du seul fait qu'il réside quelque part". Ne sont pas citoyens les"métèques" qui, étant à la solde d'un "patron", "ne participent qu'imparfaitement à la communauté politique", non plus que "les enfants non encore inscrits à cause de leur âge", ou "les vieillards libérés de tout service" : "On doit les dire citoyens en un certain sens, mais non pas en un sens tout-à-fait strict" (III,1,5).
"Le citoyen au sens strict, poursuit Aristote, rien ne le définit mieux que la participation à l'exercice des pouvoirs de juge (krisis) et de magistrat (arkhë)" (III,1,6). [Note de J. Aubonnet dans l'édition de Politique des Belles Lettres: "Le sens du mot grec krisis ne doit pas être strictement limité au domaine judiciaire (...) il semble employé aussi dans un sens plus large en VII,8,9 ("juges des questions de droit et d'intérêt") (...) Krisis est un terme moins large que arkhë qui l'inclut". Le mot grec arkhë, dans un contexte politique, signifie généralement "commandement, autorité, pouvoir"].
Le citoyen est ainsi défini comme le membre d'une cité en tant qu'il exerce une magistrature ou qu'il a la possibilité d'exercer ce type de pouvoir : "Quiconque a la possibilité de participer au pouvoir délibératif ou judiciaire, nous disons dès lors qu'il est citoyen de cette cité" (III,1,12).
Notons [Francis Wolf, Aristote et la politique, Puf, p.94] que cette définition par les fonctions politiques se fonde sur l'essence même de la cité : une cité est une communauté dans laquelle existent des relations de pouvoir ou d'autorité (arkhë) entre ses membres, mais l'autorité proprement politique se distingue de toutes les autres en ce qu'elle est une relation d'égaux ; ainsi un citoyen (le membre d'une communauté politique) est celui qui dispose, comme tous les autres, d'un pouvoir dans la cité sur tous les autres. Cela ne signifie pas que tous les pouvoirs dont tous les citoyens disposent dans la cité soient nécessairement égaux ; mais cela signifie que, par définition, une relation politique n'est possible qu'entre individus disposant au moins les uns à l'égard des autres de pouvoirs égaux.
Cette définition du citoyen - "celui qui participe à un des pouvoirs de la cité" - étant posée, Aristote ajoute aussitôt que le contenu réel du concept de citoyen dépend du type de régime dans lequel ce pouvoir s'exerce : "Le citoyen est nécessairement différent suivant chaque constitution" (III,1,9).
Quel est donc le citoyen le plus accompli ? La réponse d'Aristote est claire : compte tenu du régime "le citoyen dont nous avons parlé existe surtout dans une démocratie : dans les autres régimes, on peut le trouver, mais pas nécessairement" (III,1,10).
Remarquer [JA, note 2, p214] : le régime le plus approprié pour le citoyen est la démocratie, mais la démocratie est théoriquement une forme déviée (voir plus haut la classification des régimes) : si donc la notion de citoyen selon Aristote est particulièrement applicable à la démocratie, il est clair que, sous le meilleur régime ("gouvernement constitutionnel"), la position des citoyens sera au moins la même que dans une démocratie : tous jouiront de droits égaux entre eux.
Telle est en conclusion la conception très ordonnée qu'Aristote a du citoyen. Le citoyen ne se réduit pas à "celui qui habite une cité", il est pleinement citoyen pour autant qu'il participe ou peut participer à l'un des pouvoirs de la cité en visant dans et par la communauté politique dont il est membre le bien de tous.
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