Le rêve américain est terminé
De retour de San Francisco at home, je repense, avec le recul que donne la distance, à ce que j'ai observé là-bas de la société californienne, et à travers elle de la société américaine.
Cette société représentait pour nous, dans les années sixties, la réalisation d'un rêve : le "rêve américain". Elle matérialisait pour nous, dans de nombreux domaines [mode de vie, technologies, arts etc.], ce qui pouvait nous arriver de mieux, espérait-on, dans les vingt ou trente années à venir. Son avance sur nous nourrissait notre rêve.
Qu'est ce rêve devenu ?
Mettons à part la ville de San Francisco.
Je la mets à part parce qu'il m'apparaît de plus en plus que SF est une ville laboratoire, un espace donc où, pour de multiples raisons, les choses ne sont pas tout à fait comme ailleurs dans le pays. Les San Franciscains ont quand même quelque chose d'un peu déjanté. Ils sont sympathiques, accueillants, ouverts, libres, tolérants - mais c'est à se demander quelquefois si certains sont bien conscients des limites de la permissivité, qu'il y a des limites dans la permissivité. Je ne parle pas de morale. Je parle du sens des choses.
J'ai noté dans un précédent billet [San Francisco Chronicle] la "gravité" de SF [je prends 'gravité' au sens utilisé dans l'expression 'centre de gravité'], en ceci non qu'elle aurait perdu ses repères [ce qui serait être 'sans gravité'] mais qu'elle cherche sans cesse à les dépasser, à les transgresser - ce en quoi SF est une ville laboratoire. Je maintiens. Mais j'ajouterais que transgresser pour transgresser ne fait pas à soi seul un projet. Il faudrait, me semble-t-il, vouloir explorer un peu plus avant, voir où ça mène. Ce que je ne sens pas dans ce que j'ai observé.
Exemple. Il existe à SF [c'est un des résultats du combat initié par Harvey Milk, dont j'ai parlé dans le billet sur SF] un "Lesbian, Gay, Bisexual & Transgender Community Center", qui a pignon sur la grande rue de Market Street. [Ce Centre est ces jours-ci l'objet d'un débat, non quant à son existence, mais pour des raisons budgétaires... les subventions qui lui sont allouées risquant d'être assez sévèrement amputées, au train où vont les mesures générales d'économies]. Ce Centre donc existe, il est à la pointe de tous les combats qui continuent d'être menés pour la reconnaissance des droits de toutes ces personnes. Le droit d'exister, de se montrer, d'ouvrir des commerces, d'investir des quartiers comme Castro etc. est acquis. [Petite anecdote : on voit des toilettes 'hommes' équipées du matériel pour changer un bébé]. A savoir si la distinction toilettes 'hommes'/toilettes 'femmes' a un sens. En Australie, pour la première fois au monde, une personne vient d'être certifiée sur un papier officiel "neutral". Commentaire de la dite personne : "The concepts of man or woman don't fit me".
Reste d'autres 'droits' à gagner pour les communautés en question : se marier, adopter un enfant, élever un enfant etc. Là, je vois des revendications, je n'ai pas vu beaucoup de réflexions menées sur le sujet. Dans les librairies [l'achalandage des consoles est toujours un bon test] : rien. Sujets de conférences : rien. Articles dans les journaux : pas vu. Echanges : rien. Certes, je ne suis resté que 2 semaines à SF, mais si ça existait ça se serait vu. Or on imagine bien qu'il est nécessaire que cette réflexion soit menée. Franchir une limite : peut-être. Mais il faudrait assumer derrière.
L'ambiance à SF dans certains quartiers comme Castro ou Haight m'a vraiment ramené 40 ans en arrière. Nous avons connu en 68 l'explosion de la dite 'liberté sexuelle', les limites conventionnelles transgressées etc., - avant de nous poser dans les décennies suivantes quelques questions de fond, et peut-être porter un regard un peu moins 'naïf' sur ce dont il était précisément question. Idem pour le 'féminisme'. Me promenant dans Haight, j'ai eu l'impression de croiser des nouveaux soixante-huitards - au milieu de quelques anciens réellement soixante-huitards, barbus, cheveux hirsutes, roulant en Harvey-Davidson [Note ajoutée à la relecture : lapsus intéressant ! Lire HARLEY-Davidson et non HARVEY comme...Harvey MILK : Voir le billet "San Francisco Chronicle"] s'il vous plaît, ou dans de vieux vans d'époque. Ici on s'habille à l'ancienne. De nombreux commerces proposent vêtements et attirails hippies. On se croirait effectivement dans les années 70. L'histoire se serait-elle arrêtée ? SF ville laboratoire, et ville musée ? Il se peut.
Mais je reviens au rêve américain. Qu'en reste-t-il ?
Pour le dire d'un mot, voici mon ressenti : le rêve est terminé. Et autant, dans le rêve, l'Amérique nous précédait de quelques vingt ou trente ans, autant, aujourd'hui, dans l'affaissement, nous sommes dans la simultanéité.
Car nous sommes, de part et d'autre de l'Atlantique, dans l'affaissement. Ce qui se passe aujourd'hui en Amérique n'est pas différent - à quelques ingrédients près - de ce qui se passe aujourd'hui chez nous. Même si l'Amérique reste l'Amérique. Tout est plus grand, tout est plus fort : d'où l'intérêt pour nous d'observer. Le phénomène américain nous offre comme un miroir grossissant.
L'Amérique souffre de désindustrialisation. Elle perd des pans entiers d'emplois dans ce secteur. Il y a quelques jours, les journaux de Californie faisaient leurs gros titres de la fermeture totale de la dernière usine automobile [une usine Toyota] dans l'Etat, à Fremont. Gros titre du San Francisco Chronicle du 30 mars : "Crisis or catalyst ?". Crisis : 4700 emplois directs rayés d'un coup, 25000 au total en comptant les sous-traitants, commerces, hôtels, restaurants etc., toute une vie locale durement touchée [Fremont compte 206000 habitants]. Les emplois partent au Canada et au Japon, rien de nouveau sous le soleil [?] de la mondialisation. Mais - nous sommes en Amérique - le journal pointe que c'est aussi catalyst : et de lister dans la foulée toutes les opportunités que les travailleurs sont supposés pouvoir retrouver dans les new business, green techs etc....
Les pertes d'emplois dans le pays sont conséquentes. Le taux de chômage est monté à 10% [un taux tout à fait inhabituel], 12,5% pour la Californie, qui compte 37 millions d'habitants. Encore s'agit-il des chiffres officiels. A noter que dans le système américain, si au bout de 6 mois vous n'avez pas repris un job, vous êtes rayés des listes de chômeurs. La réalité, c'est que 20% des Américains n'ont pas de travail. Pour certaines catégories, la construction par exemple, le taux monte à 34,8% [source : Time, April 5, 2010].
La régression en Amérique, ce sont aussi les infrastructures - ponts, routes, aéroports - qui se dégradent, faute de budgets. Les 'autoroutes de l'information' réduites à l'état de départementales. Les transports en commun dont les services sont dégradés. Le budget de l'éducation touché également [dernière mesure : le raccourcissement de l'année scolaire d'une semaine - pour économies]. Etc.
Sur le plan économique, le fossé entre les riches et les pauvres se creuse un peu plus chaque jour. La société américaine ressent durement l'injustice qui règne dans le pays. Dans les années sixties on se battait pour des idées. Aujourd'hui on se bat pour survivre. La crise immobilière présente, bien présente, rend encore plus ardu ce combat. Les gens ne s'intéressent plus qu'à la dégradation de leurs conditions d'existence. Ils se moquent du reste.
L'Amérique d'aujourd'hui, telle que je la perçois, est plus que jamais matérialiste. C'est une société du plein. Il n'est que de voir la population moyenne constamment en train de s'empiffrer de burgers, absorber à toute heure d'immenses gobelets de cocas etc., pour comprendre que l'obésité, chez eux, n'est pas une maladie dont on souffre, mais un mode d'être assumé.C'est le mode d'être d'une société qui ne vit symboliquement que du plein. Toujours, partout, il s'agit de se remplir toujours plus. Pour chasser l'angoisse du vide ? En tout cas, ça fait les beaux jours de la société de consommation.
Les beaux jours ? Pas tout à fait. Car la crise touche précisément les gens dans leur pouvoir d'achat. Donc, à la fois on est soumis à l'injonction : consommez ! consommez ! - et, dans le même temps, la consommation baisse ou stagne, faute de moyens pour acheter.
Les marchands, du coup, - se heurtant aux limites de la consommation artificielle - s'emparent de tout ce qui émerge. C'est ainsi que le nouveau mode de vie émergent écolo, les produits organics etc. font l'objet de toutes leurs attentions. Vu sur une affiche à SF : "Through gardening, Grandma taugh me how to grow with nature. She would say often, 'take the darkness with the light, and everything will be all right' ". C'est beau. Suivait une réclame bien appuyée pour des produits organics. Les marchands s'emparent de tout, y compris des émergences contestatrices.
Le philosophe grenoblois Gilles Lipovetsky a jadis commis un livre - un best seller - L'ére du vide. C'était en 1983. Son propos était d'analyser notre société, qualifiée par lui de "post-moderne". Il mettait en avant le néo-individualisme narcissique caractérisant, selon lui, le vide de la société. Aujourd'hui, je parlerais de l'aspiration au plein de la société américaine. C'est L'ère du plein qui qualifie cette société.
Cette "ère du plein" conduit à tout matérialiser. Y compris ce qui échappe précisément à cette problématique. Prenez le remarquable discours de Steve Jobs, que j'ai rapporté dans le précédent billet. J'ai déjà noté que les réactions de l'auditoire - de jeunes et brillants graduates, l'espoir de la nation - étaient des plus molles. Pire. Allez dans une librairie à SF : vous verrez des consoles entières consacrées... à des ouvrages utilisant, analysant en tout sens ce discours, pour en faire la bible de recettes en tout genre : comment réussir en affaires, comment gagner beaucoup d'argent etc. Alors que tout le discours est pour inviter... à être soi ! Etre sujet, être proche de son propre désir, proche ce qui nous relie à l'énergie qui passe par nous ! [Je serais curieux de savoir ce que Jobs pense de la littérature qu'il inspire].
Mais ainsi va la société américaine. Elle change tout ce qu'elle touche en Matière. Même la spiritualité. Prenez des gens comme Eckart Tolle, auteur d'un best seller mondial "Le pouvoir du moment présent, guide d'éveil spirituel". La démarche personnelle à l'origine de l'ouvrage est sympathique, émouvante même l'histoire de vie de cet homme, - et puis ça devient n'importe quoi, un quelconque recueil de recettes à tout faire, une affaire de business avec production en série de cassettes, vidéos etc. - en lieu et place de la précieuse invite originaire à devenir soi.
J'ai lu sur la plaque d'un cabinet de consultant : "Strategies for living a rich life". Je me doute bien qu'il s'agit d'une vie riche en §. La richesse intérieure n'est pas dans le champ stratégique.
L'Amérique n'a plus de quoi faire rêver. La société américaine s'affaisse sur elle-même. Ce que nous appréhendons de cet affaissement est vu comme dans un miroir grossissant qui nous renvoie, en plus large, notre propre image. Non pas celle dans vingt ans, dans trente ans. La nôtre aujourd'hui, maintenant.
L'affaissement est simultané, présente les mêmes symptômes. Ici aussi une crise de la dette qui rend inéluctable des ajustements drastiques. Diminution des dépenses de fonctionnement (fonction pubique, éducation, social...). Réduction des subventions (services publics, associations...). Réduction des investissements publics (infrastructures...) etc.
Sur le plan économique, chez nous également le fossé entre les riches et les pauvres qui ne cesse de se creuser. Le Monde daté du 3 avril 2010 fait sa Une sur ce titre : "Des riches plus riches dans une France plus inégalitaire". Où l'on apprend que le nombre de personnes disposant de 100000 euros de revenus a augmenté de 28% entre 2004 et 2007, celui de personnes disposant de plus de 500000 euros de 70%, - cependant que la proportion de personnes vivant sous le seuil de pauvreté (908 euros mensuels) est passée, en un an, de 13,1% à 13,4%, ce qui porte à 8 millions le nombre de pauvres.
Chez nous aussi le spectre de la désindustrialisation. Les emplois détruits [600000 depuis le début de la crise, principalement dans l'industrie]. Les bases de la société fragilisées. Un système à bout de souffle. Le moral en berne. Et comme pour tromper ces pressentiments que rien n'ira plus comme avant, que l'avenir des enfants n'est pas assuré, qu'ils risquent de vivre moins bien que nous, sur une planète menacée etc., - alors, rien de mieux pour oublier que de se remplir, faire le plein, en profitant des offres toujours renouvelées de la consommation.
Ne faudrait-il pas, tout au contraire, réinventer une nouvelle ère du vide au sens de se désemplir : corporellement, se nourrir moins, de meilleurs produits, naturels, locaux [éviter les produits importés de l'autre bout du monde par avion etc.] ; spirituellement, se désencombrer du fatras de nos pseudo-savoirs [des discours des pseudo-experts etc.], pour être au plus vrai présent à ce qui arrive, ce qui se passe, comme sujet.
Les deux approches, c'est ma philosophie, vont de pair. Car esprit et corps ne sont pas comme deux substances séparées, provisoirement réunies le temps d'une vie pour former une entité qu'on appelle individu. Cette notion grossière ne résiste pas à l'analyse. Même cette fillette l'a compris qui, lorqu'on lui raconte [ça arrive encore], qu'à sa mort son corps ira en terre, et son âme au ciel, rétorque : "Et moi, j'irai où ?"
La vérité sort de la bouche des enfants.
La finale de ce billet d'humus est un peu trop sérieuse, peut-être.
N'oublions tout de même pas ce conseil :
Ne prenez pas la vie au sérieux,
de toute façon, vous n'en sortirez pas vivant.
[Fontenelle]
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