De l'identité albanaise
Située sur une des routes reliant l'Occident à l'Orient, lieu de passages, d'invasions, d'apports de cultures exogènes, ayant servi dans les derniers siècles, avec d'autres pays des Balkans, de fer de lance à l'empire Ottoman pour pénétrer l'Europe, l'Albanie d'aujourd'hui, se relevant de cinquante ans de dictature qui l'ont fermée sur elle-même, se cherche une identité. Cette identité a-t-elle une dimension religieuse ?
Numériquement parlant l'Albanie est un pays musulman, car la majorité des Albanais sont musulmans (sunnites), les orthodoxes et les catholiques représentant des minorités. Cependant il est caractéristique pour ce pays des Balkans que les communautés religieuses coexistent pacifiquement. On n'observe nulle trace de tensions. La place des musulmans, pour majoritaires qu'ils soient, ne paraît pas prépondérante dans le débat public.
Est-ce à dire qu'Enver Hoxha aurait réussi à éradiquer le sentiment religieux de l'esprit des Albanais ? En 1967, les trois cultes furent supprimés. Tous les lieux de culte furent déclarés propriété d'Etat. Des dizaines de mosquées démolies, les églises reconverties en lieux de stockage etc. En 1976 la Constitution stipula : "L'État ne reconnaît aucune religion ; il soutient et développe la propagande athée pour inculquer aux hommes la conception matérialiste et scientifique du monde".
La pratique religieuse en tout cas aujourd'hui n'est pas ostentatoire. Les lieux de culte ne sont guère fréquentés. Les femmes musulmanes ne portent pas le voile. Est-ce un effet de la rupture des années de dictature ?
Le Cambodge a aussi connu, avec les Khmers rouges, des ruptures radicales. Et aujourd'hui ce qui fait le lien auprès des jeunes, ce n'est plus le rattachement à un passé qu'ils n'ont pas connu, qu'ils ne peuvent connaître en l'absence des témoins, disparus, c'est internet, la mondialisation. Un phénomène semblable peut jouer en Albanie, qui est aujourd'hui le pays le plus jeune d'Europe avec un âge moyen de 28 ans. Les jeunes ne font guère référence à leur religion.
La religion majoritaire est musulmane, mais cette dimension religieuse n'entre pas dans la composition de l'identité albanaise, elle est même, selon l'écrivain Kadaré, de nature "problématique", car c'est une "religion importée dans les bagages des Ottomans" - donc des envahisseurs asiatiques :
"Notre univers a connu bien des servitudes, mais celle dans laquelle tombèrent les peuples des Balkans est difficile à concevoir. Ce fut une chute pareille à celle des Titans dans les Enfers, une nuit qui dura des siècles et pendant laquelle des générations entières naissaient et mouraient aveugles. Comme dans un fatal jeu de balance, mais dans un sens contraire à la logique de l'évolution, toute la lumière antique fut offusquée par les ténèbres des envahisseurs, dont l'ignorance et l'arriération ne connaissaient pas d'exemple. Le traumatisme psychique des Balkaniques dut être extrême. Les peuples qui imaginaient leur existence sous la triple dimension de la vie réelle, de la mort et de la vie céleste, se virent brusquement mutilés, privés de tout accès à ce qui élève l'homme et aux choses de l'esprit. C'était comme si on leur avait enlevé le ciel" [Ismaïl Kadaré, Eschyle ou l'éternel perdant]
L'identité du peuple albanais, Kadaré la veut bien plutôt retrouver à la "lumière antique" des cycles épiques qu'on retrouve également mais postérieurement chez les Slaves du Sud (Serbes et Bosniaques). Ce sont ces cycles de poèmes épiques ou épopées, antérieurs même et peut-être à l'origine de grands récits grecs comme l'Iliade, qui auraient plus que tout forgé "l'âme du peuple" albanais. Dans le même essai Eschyle ou l'éternel perdant Kadaré développe ce thème que la mythologie comme les tragédies de la Grèce ancienne sont issues d'un fonds balkanique dont les Albanais sont les dépositaires privilégiés. Le destin tragique de l'Albanie est comme une illustration vivante de cette filiation.
A travers toute son oeuvre Kadaré révèle l'existence d'un fonds épique mais aussi de légendes anciennes, qui contribuent à forger l' identité du pays et de ses habitants. Deux de ces légendes, très présentes dans l'esprit des Albanais, sont particulièrement significatives. Elles contribuent à définir un caractère.
La première, dite "de la parole donnée" (besa), qui a inspiré le roman Qui a ramené Doruntine ?, met en scène, dans un bourg de l'Albanie médiévale, Constantin "héros qui se lève de sa tombe pour chevaucher au clair de lune". Constantin a huit frères et une soeur mariée au loin à un étranger. Il a "donné sa parole" à sa mère, désespérée de voir partir sa fille unique, de la lui ramener quand elle exprimerait le désir de la revoir. Mais Constantin et ses huit frères disparaissent à la guerre. "Maintenant que me voici restée complètement seule sur cette terre, puisque tu as toi-même ravalé ta promesse, s'écrie la mère, puisse la terre ne jamais t'absorber". La légende rapporte alors que Constantin, sorti de sa tombe, va chercher sa soeur, chevauchant avec elle à travers la nuit. La besa est plus forte que la mort.
La besa est en Albanie une institution. Kadaré fait dire à un de ses personnages : "Chaque peuple, face au danger, aiguise ses instruments de défense et, c'est là l'essentiel, se crée de nouveaux moyens [...] L'Albanie se trouve confrontée à de grands drames [...] Alors la question se pose : dans ces conditions nouvelles d'aggravation du climat général dans le monde, quel sera le visage de l'Albanais ? Epousera-t-il le mal ou s'y opposera-t-il ? [...] Si le peuple d'Albanie a commencé à élaborer au plus profond de lui-même des institutions aussi sublimes que la besa, voilà qui montre que l'Albanie est en train de faire son choix". La besa n'est pas seulement une notion de morale mais un mécanisme légal avec ses règles, ses articles, ses interprétations.
La deuxième légende, dite "de l'emmurement", que Kadaré reprend dans son roman Le Pont aux trois arches, raconte l'histoire tragique d'un sacrifice fait dans les murs d'une construction pour en assurer l'existence. Trois frères, des maçons, construisent les murs d'une forteresse mais le travail n'avance pas, car ce qu'ils font le jour est mystérieusement démoli la nuit. Un sage leur dit que l'écroulement des murs signifiait que le bâtiment, pour tenir, demandait un sacrifice. La légende raconte que les trois frères décidèrent d'y emmurer une de leurs épouses, celle des trois qui leur apporterait le lendemain à manger, en se jurant de ne rien leur dire. Mais les deux frères aînés révélèrent le pacte à leurs femmes (ils violèrent la besa) et celles-ci trouvèrent un prétexte pour ne pas venir le lendemain. La plus jeune partit pour le pont et y fut emmurée.
Cette légende, selon Kadaré, "a pour base l'idée que tout travail, ou toute grande action, nécessite un sacrifice". Cette idée, dit-il encore, est un élément de la mythologie de certains peuples, mais ce qui est particulier dans cette légende albanaise, c'est que "le sacrifice ne se rattache pas à une entreprise de guerre, à une expédition, ou même à un rite religieux, mais à une construction".
La symbolique est d'autant plus forte quand cette construction est celle d'un pont - qui relie, qui met en communication. Ainsi du destin de l'Albanie comme un pont entre Occident et Orient, dont l'histoire de la construction est nourrie de sacrifices.
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